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mienne, t’attacher à mes pas, subir mon joug, briser dans ton sein un amour naissant, refouler des désirs insurmontables, te consumer de regrets dans mes bras profanes, sur mon cœur égoïste et lâche ! » Oh ! Trenck ! pensez-vous que je pusse être heureux en agissant ainsi ? Ma vie ne serait-elle pas un supplice plus amer encore que le sien ? la souffrance de l’esclave n’est-elle pas la malédiction du maître ? Grand Dieu ! quel être est assez vil, assez abruti, pour s’enorgueillir et s’enivrer d’un amour non partagé, d’une fidélité contre laquelle le cœur de la victime se révolte ? Grâce au ciel, je ne suis pas cet être-là, je ne le serai jamais. J’allais ce soir trouver Consuelo ; j’allais lui dire toutes ces choses, j’allais lui rendre sa liberté. Je ne l’ai pas rencontrée dans le jardin où elle se promène ordinairement ; à cette heure l’orage est venu et m’a ôté l’espérance de l’y voir descendre. Je n’ai pas voulu pénétrer dans ses appartements ; j’y serais entré par le droit de l’époux. Le seul tressaillement de son épouvante, la pâleur seule de son désespoir, m’eussent fait un mal que je n’ai pu me résoudre à affronter.

— Et n’as-tu pas rencontré aussi dans l’ombre le masque noir de Liverani ?

— Quel est ce Liverani ?

— Ignores-tu le nom de ton rival ?

— Liverani est un faux nom. Le connais-tu, toi, cet homme, ce rival heureux ?

— Non. Mais tu me demandes cela d’un air étrange ? Albert, je crois te comprendre : tu pardonnes à ton épouse infortunée, tu l’abandonnes, tu le dois ; mais tu châtieras, j’espère, le lâche qui l’a séduite.

— Es-tu sûr que ce soit un lâche ?

— Quoi ! l’homme à qui on avait confié le soin de sa délivrance et la garde de sa personne durant un long et