Page:Sand - La dernière Aldini. Simon.djvu/20

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Il résolut de me laisser libre, comptant bien que je refuserais. Mais moi, quoique je fusse bien dégoûté de la harpe, je ne songeais qu’à la musique. Je ne sais quelle puissance magnétique la signora Aldini exerçait sur moi ; c’était une véritable passion, mais une passion d’artiste toute platonique et toute philharmonique. De la petite chambre basse où l’on m’avait recueilli pour me soigner, — car j’eus, par suite de mon jeûne, deux ou trois accès de fièvre, — je l’entendais chanter, et cette fois elle s’accompagnait avec le clavecin, car elle jouait également bien de plusieurs instruments. Enivré de ses accents, je ne compris pas même les scrupules de mon père, et j’acceptai sans hésiter la place de gondolier en second au palais Aldini.

Il était de bon goût à cette époque d’être bien monté en barcarolles, c’est-à-dire que, de même que la gondole équivaut, à Venise, à l’équipage dans les autres pays, de même les gondoliers sont un objet à la fois de luxe et de nécessité comme les chevaux. Toutes les gondoles étant à peu près semblables, d’après le décret somptuaire de la république, qui les condamna indistinctement à être tendues de noir, c’était seulement par l’habit et par la tournure de leurs rameurs que les personnes opulentes pouvaient se faire remarquer dans la foule. La gondole de patricien élégant devait être conduite, à l’arrière, par un homme robuste et d’une beauté mâle, à l’avant, par un négrillon singulièrement accoutré, ou par un blondin indigène, sorte de page ou de jockey vêtu avec élégance et placé là comme un ornement, comme la poupée à la proue des navires.

J’étais donc tout à fait propre à cet honorable emploi. J’étais un véritable enfant des lagunes, blond, rosé, très fort, avec des contours un peu féminins, ayant la tête, les pieds et les mains remarquablement petits, le buste large et musculeux,