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Page:Sand - La dernière Aldini. Simon.djvu/68

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— Mais elles n’ont pas de sang, repris-je, elles ne sont pas nobles !

— Elles sont plus nobles que toi, répondit-elle, elles n’ont pas de sang noir.

Vous savez encore que le noir est la couleur des nicoloti, c’est-à-dire de la confrérie des bateliers.

— Mia signora, dis-je tout bas à Mme Aldini en refermant le rideau de l’enfant, vous avez bien fait de ne pas répandre de l’encre sur votre écusson d’azur. Voilà une petite patricienne qui ne vous l’eût jamais pardonné.

— Et c’est moi, répondit-elle tristement, dont le cœur est percé, non pas d’une épingle, mais de mille épées !

Quand je fus dans la rue, je m’arrêtai pour regarder l’angle du palais que la lune découpait depuis le comble jusque dans les profondeurs fantastiques du grand canal. Une barque vint à passer, et, en agitant l’eau, coupa et brisa le reflet de cette grande ligne pure. Il me sembla que je venais de faire un beau rêve et que je m’éveillais dans les ténèbres. Je me mis à courir de toutes mes forces sans regarder derrière moi, et ne m’arrêtai qu’au pont della Pagia, là où les barques chioggiotes attendent les passagers, tandis que les mariniers, enveloppés hiver comme été dans leurs capes, dorment étendus sur les parapets et même en travers des degrés sous les pieds des passants. Je demandai si quelqu’un de mes compatriotes voulait me conduire chez mon père.

— C’est toi, parent ? s’écrièrent-ils avec surprise.

Ce mot de parent, que les Vénitiens ont donné ironiquement aux Chioggiotes, et que ceux-ci ont eu le bon sens d’accepter[1], fut si doux à mon oreille, que j’embrassai le premier

  1. La presqu’île de Chioggia fut originairement peuplée de cinq ou six familles qui ne se sont jamais alliées qu’entre elles.