Page:Sand - Le Château des désertes - Les Mississipiens, Lévy, 1877.djvu/17

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une valse de Strauss et une fugue de Bach. En peinture, elle avait un faible pour les étoffes vert et or, et elle ne pouvait souffrir une toile mal encadrée. Légère et charmante, elle dansait à quarante ans comme une sylphide et fumait des cigarettes de contrebande avec une grâce que je n’ai vue qu’à elle. Elle n’avait aucun remords d’avoir cédé à quelques entraînements de jeunesse et ne s’en cachait point trop, mais elle eût trouvé de mauvais goût de les afficher. Elle eut de son mari un fils que je ne nommai jamais mon frère, mais qui est toujours pour moi un bon camarade et un aimable ami.

Je fus élevé comme il plut à Dieu ; l’argent n’y fut pas épargné. La marquise était riche, et, pourvu qu’elle n’eût à prendre aucun souci de mes aptitudes et de mes progrès, elle se faisait un devoir de ne me refuser aucun moyen de développement. Si elle n’eût été en réalité que ma parente éloignée et ma bienfaitrice, comme elle l’était officiellement, j’aurais été le plus heureux et le plus reconnaissant des orphelins ; mais les femmes de chambre avaient eu trop de part à ma première éducation pour que j’ignorasse le secret de ma naissance. Dès que je pus sortir de leurs mains, je m’efforçai d’oublier la douleur et l’effroi que leur indiscrétion m’avait causés. Ma mère me permit de voir le monde à ses côtés, et je reconnus à la frivolité bienveillante de son caractère, au peu de soin mental qu’elle prenait de son fils légitime, que je n’avais aucun sujet de me plaindre. Je ne conservai donc point d’amertume contre elle, je n’en eus jamais le droit mais une sorte de mélancolie, jointe à beaucoup de patience, de tolérance extérieure et de résolution intime, se trouva être au fond de mon esprit, de bonne heure et pour toujours.

J’éprouvais parfois un violent désir d’aimer et d’embrasser