LE CURÉ. — Puissiez-vous dire toujours de même ! Ah ! nous vivons dans un temps maudit ! Quand on pense que nous voilà côte à côte, dans la même brouette, traînés par la même rosse, devisant sans fiel sur des matières où nous ne nous entendons pas, mais où nous nous accordons l’un à l’autre le droit de tout dire ; que demain vous viendrez peut-être tranquillement à ma messe comme j’allais hier à votre club ; que je suis pour vous le gros curé de Saint-Abdon, un bon garçon, au bout du compte ; que vous êtes pour moi le petit Émile, un honnête garçon aussi ; que tous les jours nous pouvons nous rencontrer à la même table, buvant le même vin, faisant les même réflexions et riant des mêmes histoires… que si nous versions dans ce moment-ci, nous nous porterions secours comme deux frères, et que, dans un an peut-être !… Où serons-nous ? Ah ! que le changement est donc une mauvaise chose ! Et pourquoi les sociétés ne s’arrangent-elles pas, une fois pour toutes, pour être ce qu’elles seront toujours !
ÉMILE. — Vous en parlez à votre aise, mon cher curé. Mais ceux qui ne boivent pas de vin, qui ne vont qu’à pied dans la boue et dans la neige, qui ne rient jamais, qui ne s’amusent point, qui ne fraternisent avec personne parce qu’ils sont trop tristes, trop pauvres ou trop stupides, ne serait-il pas bon qu’ils pussent être au moins aussi à leur aise et aussi sociables que nous le sommes en ce moment-ci, tous les deux ?
LE CURÉ. — Voilà un brouillard enragé, et si ça continue, nous ne verrons plus à nous conduire.
ÉMILE. — Ah ! oui, quand on vous met au pied de ce mur-là, vous invoquez le brouillard qui empêche d’y voir clair.
LE CURÉ. — Mon Dieu, c’est malheureux, mais puisque les sociétés ne peuvent subsister sans l’inégalité des jouissances !
ÉMILE. — C’est Jésus-Christ qui vous a dit cela ?
LE CURÉ. — Jésus-Christ n’a pas parlé de cela comme vous l’entendez. Il a dit : « Heureux ceux qui souffrent et pleurent ici-bas, ils seront consolés dans le ciel. »