Page:Sand - Le Péché de Monsieur Antoine, Pauline, L’Orco, Calman-Lévy, 18xx, tome 1.djvu/134

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langue engourdie, et il est certain que j’aurais fait entendre mon mot à l’oreille de M. le marquis. Il a voulu prendre les devants ; je ne peux pas expliquer autrement sa dureté envers moi.

— Cet homme a-t-il une famille ? demanda Émile.

— Nenni, monsieur. Il avait épousé une fort jolie demoiselle, trop jeune pour lui, une parente pas riche. Cela ressemblait de sa part à un mariage d’amour, mais il n’y parut guère à sa conduite ; car il n’en fut ni plus gai, ni plus liant, ni plus aimable. Il ne changea rien à sa manière de vivre comme un ours, sauf le respect que je lui dois. M. Antoine continua à être à peu près le seul habitué de la maison, et madame s’y ennuya si bien, qu’un beau jour elle s’en alla habiter Paris sans que son mari songeât à l’y suivre ou à la faire revenir auprès de lui. Elle y mourut encore toute jeune, sans lui avoir donné d’enfants, et depuis ce temps, soit qu’un chagrin caché lui ait toqué la cervelle, soit que le plaisir d’être seul l’ait consolé de tout, il a vécu absolument enfermé dans son château, sans aucune compagnie, pas même celle d’un pauvre chien. Sa famille est à peu près éteinte, on ne lui connaît pas d’héritiers, pas d’amis ; on ne peut donc présumer qui sera enrichi par sa mort.

— Évidemment, c’est là un monomane, dit Émile.

— Comment dites-vous ça ? demanda le charpentier.

— Je veux dire que c’est un esprit frappé d’une idée fixe.

— Oui, je crois bien que vous avez raison, reprit Jean ; mais quelle est cette idée ? voilà ce que personne ne saurait dire. On ne lui connaît qu’un attachement. C’est ce parc que vous voyez là, qu’il a dessiné et planté lui-même, et dont il ne sort presque jamais. Je crois même qu’il y dort tout debout, en se promenant ; car on l’a vu quelquefois marcher à deux heures du matin dans ses