Page:Sand - Le Péché de Monsieur Antoine, Pauline, L’Orco, Calman-Lévy, 18xx, tome 1.djvu/77

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bénira un jour de l’avoir délivré de son démon intérieur.

— Mais, mon père, attenter à la liberté individuelle… Vous ne le pouvez pas…

— Je suis maire depuis ce matin, et mon devoir est de faire saisir les vagabonds. Obéissez, Émile, ou j’y vais moi-même. »

Émile hésitait encore. M. Cardonnet, incapable de supporter l’ombre de la résistance, le poussa brusquement de devant la porte et alla, en sa qualité de premier magistrat du lieu, donner ordre au garde champêtre d’arrêter Jean Jappeloup, natif de Gargilesse, charpentier de profession, et actuellement sans domicile avoué.

Cette mission répugnait beaucoup au fonctionnaire rustique, et M. Cardonnet lut son hésitation sur sa figure. « Caillaud, dit l’industriel d’un ton absolu, ta destitution avant huit jours, ou vingt francs de récompense ! — Suffit, monsieur », répondit Caillaud. Et brandissant sa pique, il partit d’un pas dégagé.

Il rejoignit le fugitif à deux portées de fusil du village, ce qui ne fut pas difficile, car ce dernier s’en allait lentement, la tête penchée sur sa poitrine et absorbé dans une méditation douloureuse. « Sans ma mauvaise tête, se disait-il, je serais à présent sur le chemin du repos et du bien-être, au lieu qu’il me faut reprendre le collier de misère, errer comme un loup à travers les ronces et les rochers, être souvent à charge à ce pauvre Antoine, qui est bon, qui m’accueille toujours bien, mais qui est pauvre et qui me donne plus de pain et de vin que je ne peux prendre dans mes lacets de perdrix et de lièvres pour sa table… Et puis, ce qui me fend le cœur, c’est de quitter pour toujours ce pauvre cher village où je suis né, où j’ai passé toute ma vie, où j’ai tous mes amis et où je ne peux plus entrer que comme un chien affamé qui brave un coup de fusil pour avoir un morceau de pain. Ils sont tous bons