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DE M. ANTOINE.

aller à Paris sans vous, quand ça lui convenait ; vous n’étiez pas jaloux, vous n’aviez pas sujet de l’être ! et moi, j’avais mille démons dans la cervelle à toutes les heures du jour et de la nuit. J’épiais, j’espionnais, je me cachais d’être jaloux ; j’en rougissais, mais je souffrais le martyre ; et plus j’observais, plus je voyais qu’on était habile à me tromper. Je n’ai jamais rien pu surprendre. Nannie était plus fine que moi ; et quand j’avais perdu mon temps à la guetter, elle me faisait une scène d’avoir douté d’elle. Quand l’enfant fut en âge de ressembler à quelqu’un, et que je vis que ce n’était pas à moi… que voulez-vous ? je crus que j’en deviendrais fou ; mais je m’étais habitué à l’aimer, à le caresser, à travailler pour le nourrir, à trembler quand il se faisait une bosse à la tête, à le voir sauter autour de mon établi, se mettre à cheval sur mes poutres et s’amuser à ébrécher mes outils. Je n’avais que celui-là ! je l’avais cru à moi, il ne m’en venait pas d’autres, je ne pouvais me passer d’enfant, quoi ! Et il m’aimait tant, ce diable de garçon ! il me faisait de si jolies caresses, il avait tant d’esprit ! et quand je le grondais, il pleurait à fendre l’âme. Enfin je me suis mis à oublier mes soupçons et à me persuader si bien que j’étais son père, que, quand une balle me l’a tué à l’armée, j’ai eu envie de me tuer moi-même. C’est qu’il était beau et brave, aussi bon ouvrier que bon soldat, et ce n’était pas sa faute s’il n’était pas mon fils ! Il aurait rendu ma vie heureuse ; il m’aurait aidé au travail et je ne serais pas seul à vieillir. J’aurais quelqu’un pour me tenir compagnie, pour causer avec moi le soir après ma journée, pour me soigner quand je suis malade, pour me coucher quand je suis gris, pour me parler de sa mère, dont je n’ose jamais parler à personne parce que tout le monde, excepté lui, a su mon malheur. Allons ! allons ! monsieur de Boisguilbault, vous n’en avez pas eu