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LE PÉCHÉ

Charasson fut admis à l’honneur de travailler ce jour-là sous ses ordres, et il en parlera toute sa vie.

Les premiers instants furent assez froids. Mais peu à peu le nombre des heureux l’emportant de beaucoup sur celui des mécontents, puisque M. Cardonnet l’était seul et à demi, on s’anima, et au dessert M. Cardonnet dit en souriant à Émile : « Nous autres marquis… »

Dirons-nous le bonheur d’Émile et de Gilberte ? Le bonheur ne se décrit pas, et les amants eux-mêmes manquent d’expression pour le peindre. Quand la nuit fut venue, M. et madame Cardonnet montèrent en voiture et autorisèrent gracieusement Émile à reconduire sa fiancée à Châteaubrun, à condition qu’il garderait le cabriolet de son père et ne monterait plus à cheval ce jour-là. M. Antoine, perdu dans une conversation joyeuse avec son ami Jean, s’égara dans le parc, et Janille, qui commençait à s’ennuyer de faire la dame, apaisa ses besoins d’activité en aidant Martin à remettre tout en ordre. Alors M. de Boisguilbault prit le bras d’Émile et celui de Gilberte, et les conduisant au rocher où, pour la première fois, il avait ouvert son âme à son jeune ami :

« Mes enfants, leur dit-il, je vous ai faits riches, puisque c’était une nécessité pour vaincre les obstacles qui vous séparaient, et le seul moyen d’arriver à vous faire heureux. Mon testament était écrit depuis longtemps, et je l’ai refait cette nuit pour la forme. Mes intentions demeurent ; je crois qu’Émile les connaît, et que Gilberte les respectera. J’ai voulu que, dans l’avenir, cette vaste propriété fût destinée à fonder une commune, et, dans mon premier acte, j’essayais d’en tracer le plan et d’en poser les bases. Mais ce plan pouvait être défectueux et ces bases fragiles ; je n’ai pas eu regret à mon travail, parce que j’ai toujours senti qu’il était faible, et que je suis l’homme le moins capable du monde d’organiser et de réa-