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DE M. ANTOINE

Oh ! que la vérité a de force dans la bouche de ces êtres à instincts droits et purs ! et que notre science est vaine au prix de celle du cœur ! Mon père ! mon père ! je sens plus que jamais que vous êtes aveuglé, et la leçon que je reçois de ce paysan est ce qui vous condamne le plus ! »

Quoique plus calme d’esprit, Émile fut pris dans la nuit d’une fièvre assez forte. Au milieu des violentes contractions de l’esprit, on oublie de soigner et de préserver le corps. On se laisse épuiser par la faim, surprendre par le froid et l’humidité, lorsqu’on est baigné de sueur ou brûlé de fièvre. On ne sent point l’atteinte du mal physique, et lorsqu’il s’est emparé de nous, il y a une sorte de soulagement à subir cette diversion aux peines de l’âme ; on se flatte alors de ne pas pouvoir être longtemps malheureux sans en mourir, et c’est quelque chose que de se croire trop faible pour les éternelles douleurs.

M. de Boisguilbault attendit son jeune ami toute la journée, et une vive inquiétude s’empara de lui le soir, lorsqu’il ne le vit pas arriver. Le marquis s’était attaché fortement à Émile ; sans le lui exprimer, à beaucoup près, autant qu’il le sentait, il ne pouvait plus se passer de sa société. Il éprouvait une grande reconnaissance pour ce noble enfant que sa froideur et sa tristesse n’avaient jamais rebuté, et qui, après s’être obstiné à lire dans son âme, lui avait religieusement tenu la promesse d’un dévouement filial. Ce triste vieillard, réputé si ennuyeux, et qui, par découragement, s’exagérait à lui-même ses défauts involontaires, avait trouvé un ami au moment où il croyait n’avoir plus qu’à mourir seul et sans laisser un regret après lui. Émile l’avait presque réconcilié avec la vie, et il s’abandonnait parfois à une douce illusion de paternité, en voyant ce jeune homme s’habituer à sa maison, partager ses austères délassements, ranger sa bibliothèque, feuilleter ses livres, pro-