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DE M. ANTOINE

tenir Émile. Il marchait lentement et d’un pas que l’on eût pu croire incertain, mais que la prudence et la circonspection de ses moindres habitudes rendaient plus ferme qu’il ne le paraissait.

En approchant d’un bras de rivière qui, après être sorti de son parc, serpentait dans la vallée, il entendit résonner une cognée, et plusieurs voix frappèrent son attention. Il avait coutume de s’éloigner toujours du bruit qui lui révélait la présence de l’homme, et de faire un détour pour éviter une rencontre quelconque, mais il avait aussi une préoccupation qui, cette fois, le fit agir en sens contraire. Il avait la passion des arbres, si l’on peut parler ainsi, et ne permettait point à ses tenanciers d’en abattre, à moins qu’ils ne fussent complètement morts. Le bruit d’une cognée lui faisait donc toujours dresser l’oreille, et il ne pouvait alors résister au désir d’aller voir, par ses yeux, si ses ordres n’avaient pas été enfreints.

Il entra donc résolument dans le pré où les ouvriers travaillaient, et ce fut avec un naïf sentiment de douleur qu’il vit une trentaine d’arbres magnifiques, tout couverts de feuillage, étendus sur le flanc, et dépecés déjà en partie. Un métayer, aidé de ses garçons, travaillait à charger plusieurs tronçons sur une charrette à bœufs. La cognée qui fonctionnait avec tant d’activité, et qui faisait résonner tous les échos de la vallée, était entre les mains diligentes de Jean Jappeloup !

M. de Boisguilbault ne s’était pas vanté, le jour où il avait dit à Émile, d’un ton glacial, qu’il était fort irascible. C’était encore là une des anomalies de son caractère. À la vue du charpentier, dont la figure ou seulement le nom, lui causait toujours une émotion pénible, il pâlit ; puis, le voyant mettre en pièces ses beaux arbres encore jeunes et parfaitement sains, il éprouva un frisson de colère, devint rouge, balbutia des paroles confuses, et s’élança vers lui