Page:Sand - Le compagnon du tour de France, tome 1.djvu/31

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peu cassé, bien las de travailler sans relâche, et surtout attristé d’être toujours en lutte dans son atelier avec des apprentis grossiers et indociles, mais trop fier pour se plaindre, et affectant un enjouement qui était souvent loin de son âme, vit entrer chez lui un beau jeune homme qu’il ne connaissait pas. Pierre avait grandi de toute la tête ; son port était noble et assuré ; son teint clair et pur, que le soleil n’avait pu ternir, était rehaussé par une légère barbe noire. Il était vêtu en ouvrier, mais avec une propreté scrupuleuse, et portait sur ses larges épaules un sac de peau de sanglier bien rebondi qui annonçait un bon trousseau de hardes. Il salua en souriant dès le seuil de la porte, et, prenant plaisir à l’incertitude et à l’étonnement de son père, il lui demanda la demeure de M. Huguenin, le maître menuisier. Le père Huguenin tressaillit au son de cette voix mâle qui lui rappelait confusément celle de son petit Pierre, mais qui avait changé comme le reste. Il resta quelque temps interdit, et comme Pierre semblait prêt à se retirer, voilà, pensa-t-il, un gars de bonne mine, et qui, certainement, ressemble à mon fils ingrat ; et un soupir s’échappa de sa poitrine ; mais aussitôt Pierre s’élança dans ses bras, et tous deux se tinrent longtemps embrassés, n’osant se dire une parole dans la crainte de laisser voir l’un à l’autre des yeux pleins de larmes.

Depuis trois semaines que l’enfant prodigue était rentré dans les habitudes paisibles du toit paternel, le vieux menuisier sentait une douce joie mêlée de quelques bouffées de chagrin et d’inquiétude. Il voyait bien que Pierre était sage dans sa conduite, sensé dans ses paroles, assidu au travail. Mais avait-il acquis cette supériorité de talent dont il avait nourri le désir ambitieux avant son départ ? Le père Huguenin souhaitait ardemment qu’il en fût ainsi ; et pourtant, par suite d’une contradiction qui est naturelle à l’homme et surtout à l’artiste, il craignait de trouver son