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DU TOUR DE FRANCE.

mer, une rougeur brûlante montait à son visage ; et si parfois les songes de la nuit lui apportaient son fantôme à travers un délire involontaire, une sorte de honte douloureuse penchait son front le lendemain, et tenait ses yeux baissés devant elle. Mais lorsqu’elle lui adressait la parole, elle remuait toute son âme, et la faisait remonter à ces hautes régions de l’enthousiasme, où il n’y a plus ni trouble ni terreurs, parce qu’il y a le sentiment d’un hymen intellectuel légitime autant qu’indissoluble.

Personne ne songeait à incriminer ces relations, ou plutôt personne ne les avait remarquées. On savait que le comte avait élevé sa fille dans des idées et des habitudes d’une certaine égalité avec tout le monde. D’ailleurs les allures d’indépendance qu’il lui avait données, cette éducation philosophique que les uns appelaient à l’anglaise et les autres à l’Émile, et qui avait fait d’elle une personne si naturelle et si calme, écartaient toute supposition fâcheuse. Les serviteurs, aussi bien que les voisins, avaient un respect ou une indifférence d’instinct pour cette humeur grave et solitaire qu’ils ne comprenaient pas, et qu’ils attribuaient à une langueur organique. Sa pâleur faisait dire d’elle, depuis qu’elle était au monde : « Cet enfant ne vivra pas. » Et pourtant elle n’avait jamais été malade ; mais comme elle n’avait point eu la gaieté impétueuse de l’enfance, on ne supposait pas que ses passions dussent jamais prendre l’essor, et qu’ayant oublié d’être petite fille elle pût s’aviser d’être femme. Telle était l’opinion de ceux qui l’avaient vue naître et se développer. Quant à ceux qui, ne la connaissant point, ne voyaient en elle que la prétendue fille de l’Empereur, ils auraient volontiers bâti sur son compte de plus beaux romans, selon eux, qu’une intrigue avec un garçon menuisier.

Il arriva qu’à la fête du village Pierre entendit quelques paroles indiscrètement curieuses à ce sujet, et ne put se