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LE COMPAGNON

capricieuse ; cela retomberait un jour sur l’honneur de sa fille. Il faut donc que je cherche à tirer le meilleur parti possible de la mauvaise position que je me suis faite. C’est pour cela, et non pour vous ennuyer de mon chagrin, que je suis venue consulter celle que Pierre Huguenin appelle le bon ange des cœurs brisés.

Le récit de la Savinienne avait levé le poids énorme qui oppressait le cœur d’Yseult. Elle fut reconnaissante du bien qu’elle venait de lui faire, et en même temps touchée de la sagesse et de la droiture de cette femme, qui n’avait d’autre lumière dans l’âme que celle de son devoir.

— Ma chère Savinienne ; dit-elle en passant un de ses bras autour du buste élégant et solide de la femme du peuple, vous me demandez conseil, et vous me paraissez si sage qu’il me semble que ce serait à moi d’en recevoir de vous à chaque instant de ma vie. Je ne puis vous rien apprendre de ce qui se passe au fond du cœur de votre Corinthien. Il me paraît impossible qu’il n’adore pas un être tel que vous ; et cependant je craindrais de vous tromper en vous disant que ce jeune homme préférera le bonheur domestique et la vie paisible et laborieuse de l’ouvrier aux luttes, aux souffrances et aux triomphes de l’artiste. Nous causerons assez souvent de lui, j’espère, pour que j’arrive à vous faire comprendre ce que son génie et son ambition lui commandent. J’en ai parlé quelquefois avec Pierre, et Pierre vous dira là-dessus d’excellentes choses dont il m’a convaincue, et qui m’ont décidée à développer la vocation du sculpteur au lieu de l’entraver.

La Savinienne ouvrait de grands yeux, et s’efforçait de comprendre Yseult.

— Vous avez donc eu aussi la pensée que vous le poussiez à sa perte ? lui dit-elle avec un profond soupir.

— Oui, je l’ai eue quelquefois, et j’étais effrayée de l’empressement que mon père mettait à tirer cet enfant