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LE COMPAGNON

— Je ne sais pas. Il y a tant de ces pauvres-là, qu’il n’y aurait peut-être pas de quoi les enrichir tous.

— Cela est bien certain, Amaury ; ne voyons-nous pas tous les jours des hommes d’esprit et de talent qui meurent de faim ?

— Il y en a beaucoup. Ce n’est pas tout d’avoir du génie, il faut encore avoir du bonheur.

— C’est-à-dire de l’adresse, du savoir-faire, de l’ambition, de l’audace. Et le plus sûr encore est de n’avoir pas de conscience.

— C’est possible, dit le Corinthien avec un soupir ; Dieu sait si je pourrai conserver la mienne, et s’il me faudra pas l’abjurer ou échouer.

— J’espère que Dieu veillera sur toi, mon enfant. Mais moi, vois-tu, je ne dois pas me risquer. Je n’ai pas un assez grand génie pour que la voix du destin me commande d’engager cette lutte dangereuse avec les hommes. Je vois que la plupart de ceux qui abandonnent la dure obscurité du mercenaire pour devenir heureux et libres perdent leurs modestes vertus, et ne se font jour à travers les obstacles qu’en laissant à chaque effort un peu de foi, à chaque triomphe un peu de charité. C’est une guerre effroyable que cette rivalité des intelligences ; l’un ne peut parvenir qu’à la condition d’écraser l’autre. La société est comme un régiment où le lieutenant, un jour de bataille, se réjouit de voir tomber le capitaine qu’il va remplacer. Eh bien ! puisque le monde est arrangé ainsi, puisque les esprits les plus libéraux et les plus avancés n’ont encore trouvé que cette maxime : « Détruisez-vous les uns les autres pour vous faire place, » moi, je ne veux détruire personne. Nos ambitions personnelles sanctionnent trop souvent ce principe abominable qu’ils appellent la concurrence, l’émulation, et que j’appelle, moi, le vol et le meurtre. J’aime trop le peuple pour accepter cette