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LE COMPAGNON

pas poétique et touchant ? Ne lui pardonnerais-je pas le mal qu’elle m’a fait, sans le vouloir, sans le savoir peut-être ? » Et, tout en s’efforçant de s’intéresser au bonheur présumé d’Achille Lefort, Pierre se sentait malade et désespéré. Ce fut durant cette nuit d’insomnie et de tourment qu’il s’avoua à la fin qu’il aimait passionnément, et qu’il eut pleinement conscience de sa folie.

Cependant l’effroi qu’il ressentit de cette découverte se dissipa bientôt. Comme il arrive dans les grandes crises où la vue lucide du danger ranime les forces et réveille la prudence, il sentit peu à peu revenir en lui la volonté et la puissance de lutter contre la chimère de son imagination. Il résolut d’écarter ce vain fantôme et de tourner sa pensée vers les sujets plus sérieux dont l’avait entretenu Achille pendant toute la soirée.

Il réussit à s’absorber dans ces réflexions nouvelles ; mais il ne fit en cela que changer de souffrance. Il y avait un tel vague dans la cervelle du Carbonaro, qu’il n’avait laissé dans celle de son néophyte qu’incohérence et confusion. La contention d’esprit avec laquelle Pierre essayait de débrouiller quelque chose dans le chaos de théories qu’Achille avait mêlées devant lui comme un jeu de cartes, lui donna une sorte de fièvre. Ses idées s’obscurcirent ; le malaise que semble éprouver la nature à l’approche du jour passa en lui ; et il se jeta tout de son long sur la mousse, oppressé, accablé, et recevant, comme un choc dans tout son être, les douleurs exquises et profondes de René et de Childe-Harold, auxquelles la loi des âges venait l’initier, lui simple manœuvre, sans plus de réserve que si la société l’eût formé pour les souffrances de l’esprit, au lieu de le destiner exclusivement à celles du corps.

Lorsque le jour parut et qu’une faible blancheur se répandit sur les objets, il se sentit, sinon soulagé, du moins