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DU TOUR DE FRANCE.

temps en temps une roue s’enfonçait dans un sable délayé qu’il était impossible de prévoir et d’éviter ; la voiture penchait alors d’une manière menaçante, et la marquise effrayée pressait de toute sa force le bras du Corinthien en jetant des cris bientôt suivis de rires qui servaient à cacher la honte. Amaury eût cherché ces accidents s’il eût pu les apercevoir ; mais ils devinrent si fréquents et le danger si réel, qu’il fallut renoncer à aller plus loin. La marquise l’exigeait, car elle commençait à d’épouvanter tout de bon, et son conducteur n’osait plus répondre de ne pas verser dans quelque marécage. Le cheval, harassé de marcher depuis deux heures, tantôt dans les genêts épineux, tantôt dans la glaise jusqu’aux genoux, s’arrêta de lui-même et se mit à brouter.

La marquise disait en riant qu’elle avait faim, ne sachant, je crois, trop que dire.

— J’ai dans mon sac un pain de seigle, dit Amaury ; que ne puis-je le métamorphoser en pur froment pour vous l’offrir !

— Du pain de seigle ! s’écria Joséphine, oh ! quel bonheur ! c’est tout ce que j’aime, et j’en suis privée depuis si longtemps ! Donnez-m’en, cela me rappellera le beau temps de ma vie où je n’étais pas marquise.

Amaury ouvrit son sac et en tira le pain de seigle. Joséphine le cassa, et lui en donnant la moitié : — J’espère que vous allez manger avec moi, lui dit-elle.

— Je ne m’attendais pas à souper jamais avec vous, madame la marquise, répondit Amaury en recevant avec joie ce pain qu’elle venait de toucher.

— Ne n’appelez donc plus marquise, dit-elle avec une charmante mélancolie. Nous voici dans le désert : ne saurais-je oublier mon esclavage seulement pendant une heure ? Ah ! si vous saviez tout ce que cette bruyère me rappelle ! mon enfance, mes premiers jeux, ma chère