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— Vous direz ce que vous voudrez, notre maître, mais le voleur n’est peut-être pas fait comme vous pensez !

— Ah ! Ah ! mon grand Luneau, toi aussi tu crois que les demoiselles sont des esprits malins qui se plaisent à jouer de mauvais tours !

— Je n’en sais rien, notre maître, mais je sais bien qu’étant là un matin, devant jour, avec mon père, nous les vîmes comme je vous vois ; mêmement que, rentrant à la maison bien épeurés, nous n’avions plus ni chapeaux, ni bonnets sur nos têtes, ni chaussures à nos pieds, ni couteaux dans nos poches. Elles sont malignes, allez ! elles ont l’air de se sauver, mais, sans vous toucher, elles vous font perdre tout ce qu’elles peuvent et en profitent, car on ne le retrouve jamais. Si j’étais de vous, je ferais assécher tout ce marécage. Votre pré en vaudra mieux et les demoiselles auraient bientôt délogé ; car il est à la connaissance de tout homme de bon sens qu’elles n’aiment point le sec et qu’elles s’envolent de mare en mare et d’étang en étang, à mesure qu’on leur ôte le brouillard dont elles se nourrissent.

— Mon ami Luneau, répondit M. de La Selle, dessécher le marécage serait, à coup sûr, une bonne affaire pour le pré. Mais, outre qu’il y faudrait les six cents livres que j’ai perdues, j’y regarderais encore à deux fois avant de déloger les demoiselles. Ce n’est pas que j’y croie précisément, ne les ayant jamais vues, non plus qu’aucun autre farfadet de même étoffe ; mais mon père y croyait un peu, et ma grand’mère y croyait tout à fait. Quand on en parlait, mon père disait : « Laissez les demoiselles tranquilles, elles n’ont jamais fait de mal à moi ni à personne ; » et ma grand’mère disait : « Ne tourmentez et ne conjurez jamais les demoiselles ; leur présence est un bien dans une terre, et leur protection est un porte-bonheur pour une famille. »

— Pas moins, reprit le grand Luneau en hochant la tête, elles ne vous ont point garé des voleurs !

Environ dix ans après cette aventure, M. de La Selle revenait de la même foire de la Berthenoux, rapportant sur la même jument grise, devenue bien vieille, mais trottant encore sans broncher, une somme équivalente à celle qui lui avait été si singulièrement dérobée. Cette fois, il était seul, le grand Luneau étant mort depuis quelques mois ; et notre gentilhomme ne dormait pas à cheval, ayant abjuré et définitivement perdu cette fâcheuse habitude.

Lorsqu’il fut à la lisière du bois, le long de la Gâgne-aux-Demoiselles, qui est située au bas d’un talus assez élevé et tout couvert de buissons, de vieux arbres et de grandes herbes sauvages, M. de La Selle fut pris de tristesse en se rappelant son pauvre métayer, qui lui faisait bien faute, quoique son fils Jacques, grand et mince comme lui, comme lui fin et avisé, parût faire son possible pour le remplacer. Mais on ne remplace pas les vieux amis, et M. de La Selle se faisait vieux lui-même. Il eut des idées noires ; mais sa bonne conscience les eut bientôt dissipées, et il se mit à siffler un air de chasse, en se disant que, de sa vie et de sa mort, il en serait ce que Dieu voudrait.

Comme il était à peu près au milieu de la longueur du marécage, il fut surpris de voir une forme blanche, que jusque-là il avait prise pour un flocon de ces vapeurs dont se couvrent les eaux dormantes, changer de place, puis bondir et s’envoler en se déchirant à travers les branches. Une seconde forme plus solide sortit des joncs et suivit la première en s’allongeant comme une toile flottante ; puis une troisième, puis une autre et encore une autre ; et, à mesure qu’elles passaient devant M. de La Selle, elles devenaient si visiblement des personnages énormes, vêtus de longues jupes, pâles, avec des cheveux blanchâtres traînant plutôt que voltigeant derrière elles, qu’il ne put s’ôter de l’esprit que c’étaient là