Page:Sand - Legendes rustiques.djvu/79

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

roseaux sont tout noirs, tous pareils les uns aux autres. Reste un peu là, je m’en irai voir si on en peut en sortir.

Jeanne était lasse ; elle s’assit dans les roseaux et regarda le ciel rouge tout pigelé, c’est-à-dire tout marbré de jaune et de brun, et son esprit se tourna à la tristesse, sans qu’elle eût pu dire pourquoi. « Si c’était tout-à-fait de nuit, pensa-t-elle, je ne voudrais point me trouver seule en ce mauvais endroit, où, dans les temps, le moine s’est péri. Pourvu que Pierre ne marche pas à faux dans ces herbes folles ! » Elle le suivit des yeux tant qu’elle put le voir, et puis elle ne le vit plus du tout et commença de trembler de tout son pauvre corps.

Tout d’un coup, elle vit voler une grande bande de canards sauvages qui venait de son côté en menant du bruit ; et, se levant sur la pointe de ses pieds, elle vit Pierre qui revenait, s’amusant à jeter des cailloux dans l’eau pour faire lever d’autres bandes d’oiseaux dont l’étang se remplissait, à mesure que la nuit descendait du haut du ciel.

Quand Pierre fut à côté d’elle, il lui dit : — Nous sommes dans le vrai chemin, et sauf un peu de bourbe, nous passerons bien. Laisse-moi souffler une minute, car j’ai marché vite et, d’ailleurs, l’endroit n’est pas trop vilain pour se reposer.

— Si tu le trouves joli, c’est une drôle d’idée, mon Pierre ; moi je m’y déplais et le temps m’y a duré. Repose-toi vite, car j’en veux sortir avant la grand’nuit.

Quand Pierre se fut assis dans les roseaux à côté de Jeanne, il lui dit : — Mon Dieu ! Jeanne, le temps m’a bien duré aussi en marchant, car il me semble que je ne t’ai point embrassée depuis deux ans.

Diseu’ de riens ! reprit-elle, tu m’as embrassée il n’y a pas deux quarts d’heure.

— Eh bien ! ma mie, où est le mal ?

— Je ne dis point qu’il y en ait, puisque nous nous marions !

— Or donc, laisse-moi t’embrasser encore une petite fois, ou sept.

Jeanne se laissa embrasser une fois, disant que c’était assez. Elle n’y entendait point malice, mais elle savait que s’il est permis aux accordés de campagne de s’embrasser en marchant, devant les passants, il n’est point convenable ni honnête de se dire ses amitiés en cachette du monde, et de s’arrêter dans les endroits où personne ne passe.

Pierre, qui était un garçon bien comme il faut, c’est-à-dire sachant se comporter en tout de la vraie manière, était content de voir Jeanne le tenir à distance, et il ne faisait le jeu d’outrepasser un peu son droit que pour avoir le plaisir de recevoir d’elle une bonne tape de temps en temps, ce qui est, comme chacun sait, une grande marque de confiance et d’amitié.

Et quand ils se furent ainsi honnêtement chamaillés un petit moment, ils se mirent à causer de l’avenir, ce qui est encore une grande réjouissance entre gens qui doivent passer leur vie ensemble. Et les voilà comptant et recomptant leurs petits apports, se bâtissant une maison neuve et se plantant un joli petit jardin, comme qui dirait dans la tête, car les pauvres enfants ne possédaient pas gros, et il leur fallait travailler seulement pour entretenir ce qu’ils avaient.

Mais voilà qu’une voix que Pierre n’entendait pas, se mit à parler à Jeanne comme si c’était celle de Pierre, tandis qu’une voix se mettait à parler avec Pierre comme si c’était celle de Jeanne, et pourtant ce ne l’était point et Jeanne ne l’entendait mie. Et ainsi ils crurent se dire des choses