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fois le vin à ses lèvres, ses amis le crurent ivre, car ses yeux étaient effarés et ses paroles incohérentes. Depuis ce moment, la raison de Sténio ne fut jamais bien saine, et ses manières devinrent si étranges, ses habitudes si fantasques, que la solitude se fit autour de lui.




LIII.

SUPER FLUMINA BABYLONIS.


« Prends ta couronne d’épines, ô martyre ! et revêts ta robe de lin, ô prêtresse ! car tu vas mourir au monde et descendre dans le cercueil. Prends ta couronne d’étoiles, ô bienheureuse ! et revêts ta robe de noces, ô fiancée ! car tu vas vivre pour le ciel et devenir l’épouse du Christ. »

Ainsi chantent en chœur les saintes filles du monastère lorsqu’une sœur nouvelle leur est adjointe par les liens d’un hymen mystique avec le Fils de Dieu.

L’église est parée comme aux plus beaux jours de fête. Les cours sont jonchées de roses effeuillées, les chandeliers d’or étincellent au tabernacle, la myrrhe et le benjoin pétillent et montent en fumée sous la blanche main des jeunes diacres. Les tapis d’Orient se déroulent en lames métalliques et en moelleuses arabesques sur les marbres du parvis. Les colonnes disparaissent sous les draperies de soie que la chaude haleine de midi soulève lentement, et de temps à autre, parmi les guirlandes de fleurs, les franges d’argent et les lampes ciselées, on aperçoit la face ailée d’un jeune séraphin de mosaïque, qui se détache sur un fond d’or étincelant, et semble se disposer à prendre sa volée sous les voûtes arrondies de la nef.

C’est ainsi qu’on pare et qu’on parfume l’église de l’abbaye lorsqu’une novice est admise à prendre le voile et l’anneau sacré. En approchant du couvent des Camaldules, Trenmor vit la route et les abords encombrés d’équipages, de chevaux et de valets. Le baptistère, grande tour isolée qui s’élevait au centre de l’édifice, remplissait l’air du bruit de ses grosses cloches, dont la voix austère ne retentit qu’aux solennités de la vie monacale. Les portes des cours et celles de l’église étaient ouvertes à deux battants, et la foule se pressait dans le parvis. Les femmes riches ou nobles de la contrée, toutes parées et bruyantes, et les silencieux enfants d’Albion, toujours et partout assidus à ce qui est spectacle, occupaient les tribunes et les places réservées. Trenmor pensa bien que ce n’était pas le moment de demander à voir Lélia. Il y avait trop d’agitation et de trouble dans le couvent pour qu’il fût possible de pénétrer jusqu’à elle. D’ailleurs, toutes les portes des cloîtres intérieurs étaient sourdes ; les chaînes des sonnettes avaient été supprimées ; des rideaux de tapisserie couvraient toutes les fenêtres. Le silence et le mystère qui régnaient sur cette partie de l’édifice contrastaient avec le bruit et le mouvement de la partie extérieure abandonnée au public.

Le proscrit, forcé de se dérober aux regards, profita de la préoccupation de la foule pour se glisser inaperçu dans un enfoncement pratiqué entre deux colonnes. Il était près de la grille qui séparait la nef en deux, et sur laquelle une magnifique tenture de Smyrne abaissait un voile impénétrable.

Forcé d’attendre le commencement de la cérémonie, il fut forcé aussi d’entendre les propos qui se croisaient autour de lui.

« Ne sait-on point le nom de la professe ? dit une femme.

— Non, répondit une autre. Jamais on ne le sait avant que les vœux soient prononcés. Autant les camaldules sont libres à partir de ce moment, autant leur règle est austère et effrayante durant le noviciat. La présence du public à leurs ordinations ne soulève pas le plus léger coin du mystère qui les enveloppe. Vous allez voir une novice qui changera de costume sous vos yeux, et vous n’apercevrez pas ses traits. Vous entendrez prononcer des vœux, et vous ne saurez pas qui les ratifie. Vous verrez signer un engagement, et vous ne connaîtrez pas le nom de la personne qui le trace. Vous assisterez à un acte public, et cependant nul dans cette foule ne pourra rendre compte de ce qui s’est passé, ni protester en faveur de la victime si jamais elle invoque son témoignage. Il y a ici, au milieu de cette vie si belle et si suave en apparence, quelque chose de terrible et d’implacable. L’inquisition a toujours un pied dans ces sanctuaires superbes de l’orgueil et de la douleur.

— Mais enfin, objecta une autre personne, on sait toujours à peu près d’avance dans le public quelle est la novice qui va prononcer ses vœux. Du moins on le découvre, pour peu qu’on s’y intéresse.

— Ne le croyez pas, lui répondit-on ; le chapitre met en œuvre toute la diplomatie ecclésiastique pour faire prendre le change aux personnes intéressées à empêcher la consécration. Le secret est facile à garder derrière ces grilles impénétrables. Il y a certain amant ou certain frère qui a usé ses genoux à invoquer les gardiennes de ces murs, et qui a perdu ses nuits à errer à l’entour un an encore après que l’objet de sa sollicitude avait pris le voile, ou avait été transféré secrètement dans un autre monastère. Cette fois, il paraît qu’on a redoublé de précautions pour empêcher le nom de la professe d’arriver à l’oreille du public. Les uns disent qu’elle a fait un noviciat de cinq ans, et d’autres pensent (à cause de ce bruit précisément) qu’elle n’a porté le voile de lin que pendant quelques mois. La seule chose certaine, c’est que le clergé s’intéresse beaucoup à elle, que le chapitre de l’abbaye compte sur des dons magnifiques, et qu’il y aurait beaucoup d’obstacles à sa profession religieuse si on ne les avait habilement écartés.

— Il court à cet égard des bruits extraordinaires, dit la première interlocutrice : tantôt on dit que c’est une princesse de sang royal, tantôt on dit que ce n’est qu’une courtisane convertie. Il y en a qui pensent que c’est la fameuse Zinzolina, qui fit tant de bruit l’an passé à la fête de Bambucci. Mais la version qui mérite le plus de foi, c’est que la professe d’aujourd’hui n’est autre que la princesse Claudia Bambucci elle-même.

— On assure, reprit une autre en baissant la voix, que c’est un acte de désespoir. Elle était éprise du beau prince grec Paolaggi, qui a dédaigné son amour pour suivre la riche Lélia au Mexique.

— Je sais de bonne part, dit un nouvel interlocuteur, que la belle Lélia est dans les cachots de l’inquisition. Elle était affiliée aux carbonari.

— Eh ! non, dit un autre, elle a été assassinée à la Punta-di-Oro. »

Les premières fanfares de l’orgue interrompirent cette conversation. Aux accords d’un majestueux introït, le vaste rideau de la nef se sépara lentement et découvrit les profondeurs mystérieuses du chapitre.

La communauté des Camaldules arriva par le fond de l’église et défila lentement sur deux lignes, se divisant vers le milieu de l’enceinte et allant par ordre prendre place à la double rangée de stalles du chapitre. Les religieuses proprement dites parurent les premières. Leur costume était simple et superbe ; sur leur robe, d’une blancheur éclatant, tombait du sein jusqu’aux pieds le scapulaire d’étoffe écarlate, emblème du sang du Christ ; le voile blanc enveloppait la tête ; le voile de cérémonie, également blanc et fin, couvrait tout le corps d’un manteau diaphane et traînait majestueusement jusqu’à terre.

Après celles-ci marchaient les novices, troupeau svelte et blanc, sans pourpre et sans manteau. Leurs vêtements moins traînants laissaient voir le bout de leurs pieds nus chaussés de sandales, et l’on assurait que la beauté des pieds n’était pas dédaignée parmi elles ; c’était le seul endroit par où elles pussent briller, le visage même étant couvert d’un voile impénétrable.

Quand elles furent toutes agenouillées, l’abbesse entra avec la dépositaire à sa droite et la doyenne à sa gauche. Tout le chapitre se leva et la salua profondément, tandis qu’elle prenait place dans la grande stalle du milieu. L’abbesse était courbée par l’âge. Pour marque de distinction, elle avait une croix d’or sur la poitrine ; et sa