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Page:Sand - Lelia 1867.djvu/110

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Le cardinal lut d’un seul regard et le nom de ce personnage redouté, et la signature de la lettre… Il résista au mouvement convulsif qui le portait à la froisser dans ses mains, et regardant Lélia avec une indignation mêlée de terreur :

— Tout ceci est-il un jeu, Madame ? lui dit-il d’une voix tremblante.

— Monseigneur, répondit Lélia, l’occasion serait mal choisie. Valmarina est en danger, et je vous le livre. Cette femme est ma sœur, ma propre sœur, et je vous la livre également.

— Votre sœur, elle !… C’est impossible !

— Abjecte et grande à la fois, elle a la générosité de le cacher ; mais moi, qui n’ai jamais eu aucun souci de plaire au monde, je ne le cache pas. Je ne puis parler d’elle sans souffrir, car je l’ai aimée ; mais je pleure sur elle sans rougir d’elle.

— Eh bien ! vous l’emportez encore, dit le cardinal en rendant à Lélia le billet qu’elle brûla sur-le-champ ; vous avez du courage et vous ne désavouez aucune vérité. Vous êtes tranchante et froide comme le glaive de la justice, sœur Annunziata ; mais qui pourrait se révolter contre vous ?

— Annibal, dit Lélia en lui tendant la main à son tour, estimez-moi comme je vous estime.

— Oui, ma sœur, répondit-il en serrant sa main avec force, je serai à minuit chez la… chez votre sœur. Ma voiture et mes gens nous attendront aux portes de la ville. Demain dans la journée je viendrai vous rendre compte de mon expédition… si je n’y succombe pas !…

— Dieu ne le permettra pas, dit Lélia.

— Mais, dit le cardinal en revenant sur ses pas au moment de sortir, vous me devez la vérité tout entière… Je suis un homme qui peut, qui doit tout savoir, Lélia… Si vous me ménagez, si vous me tuez à demi… il me semble que je pourrai vous haïr… Confessez-vous volontairement, puisque vous venez de me confesser malgré moi. Valmarina était ici pour vous ?

— Oui, Monseigneur.

— Il vous aime ?

— Comme un frère.

— Comme je vous aime, par exemple ? »

Lélia hésita et répondit :

— Comme je vous aime, Monseigneur.

— Et vous l’avez aimé, cependant ?

— Jamais autrement que je ne l’aime aujourd’hui. »

Le cardinal garda le silence un instant, puis il ajouta :

— En conscience, sœur Annonciade, dites-moi ce que vous pensez des questions que je vous fais ?

— Je pense que vous cherchez une nouvelle occasion d’être généreux et magnifique. Vous êtes vain, Monseigneur.

— Avec vous, il est vrai, dit Annibal. »

Il la regarda quelques instants en silence ; son visage exprimait une passion ardente, mais sans espoir et sans prière.

« Ah ! ajouta-t-il par une transition d’idées facile à comprendre, mais d’un ton qui ne pouvait que satisfaire la fierté de Lélia, j’allais oublier que vous voulez être abbesse. J’y vais travailler sur-le-champ. »

Et il sortit précipitamment.




LV.


Ma sœur, je ne puis vous porter cette bonne nouvelle moi-même, mais réjouissez-vous, votre ami est sauvé, et désormais vous aurez facilement de ses nouvelles. Vous pourrez aussi me remettre vos lettres pour lui. Je pense qu’il vous sera doux de correspondre du fond de votre retraite avec cet homme respectable.

Oui, Lélia, il m’a frappé de tristesse et de respect, cet infortuné qui travaille pour la vertu et qui fuit la gloire avec autant de soin que les autres en mettent à la chercher. Il a voulu me dire son secret, me raconter sa jeunesse, son crime et son malheur. Admirable délicatesse d’un cœur qui ne veut point accepter l’intérêt d’autrui sans l’éprouver par d’austères aveux ! Étrange et magnifique destinée d’un pénitent qui confesse ce que tout autre voudrait tenir caché, et qui, au contraire de tous les hommes dégradés par la société, fait de tels aveux que nul ne se sent porté à les trahir ! Oui, cet homme cherche la honte, la souffrance, l’expiation avec une effrayante persévérance. Il n’est point chrétien, et il a toute la ferveur, toute l’abnégation, tout l’enthousiasme des premiers chrétiens. Il est un exemple vivant de la profonde et inépuisable source de divinité qui jaillit des profondeurs de l’âme humaine. Il est une énergique protestation contre la faiblesse et la grossièreté des jugements humains. Il a abdiqué sa propre vie, et il ne respire plus que dans l’humanité. Toutes ses pensées sont pour la grande famille des malheureux. Il lui consacre ses travaux, ses souffrances, ses veilles, ses désirs, tous les élans de son intelligence, toutes les pulsations de son cœur ; et la plus simple récompense l’effraie, la plus légitime marque d’approbation ou d’estime le trouble ! Au premier abord, ou pourrait croire que c’est une manière habile d’opérer sa réhabilitation sociale ; quand on descend au fond de ses pensées, on voit que l’excès de son humilité est un excès d’orgueil. Mais quel orgueil noble et pieux ! Il connaît les hommes ; brisé cruellement par eux, il ne peut plus estimer leur suffrage, ni désirer leurs sympathies. Il les mépriserait s’il n’avait en lui un profond sentiment d’amour et de pitié qui le porte à les plaindre. Alors il se dévoue à les servir, parce qu’il trouve dans leur conduite à son égard la preuve de leur égarement et de leur ignorance ; et ce qu’ils ne peuvent plus faire pour lui, il voudrait qu’ils apprissent à le faire les uns pour les autres. — Eh bien ! me disait-il tandis que nous traversions rapidement les bois à la faveur des ténèbres, quand même tout le travail de ma vie ne servirait qu’à amener dans quelques siècles la réconciliation complète d’un criminel avec Dieu et avec la famille humaine, ne serais-je pas bien assez récompensé ? Dieu pèse dans une balance équitable les actions des hommes ; mais comme, dans les lois de sa perfection, l’idée de justice implique celle de pitié et de générosité, il a fait pour nos crimes un plateau infiniment plus léger que celui qui doit porter nos expiations. Un grain de blé pur jeté dans celui-là l’emporte donc sur des montagnes d’iniquités jetées dans l’autre, et ce grain béni, je l’ai semé. C’est peu de chose sur la terre, c’est beaucoup dans les cieux, parce que là est la source de vie qui fera germer, fructifier et centupler ce grain.

Ô Lélia ! l’exemple de cet homme m’a fait faire un singulier retour sur moi-même ; et moi, prince de la terre, moi qui bénis les hommes prosternés sur mon passage, moi qui élève l’hostie sur la tête inclinée des rois, moi qui vais par des chemins semés de fleurs, traînant l’or et la pourpre comme si j’étais d’un sang plus pur et d’une race plus excellente que le commun des hommes, je me suis trouvé bien petit, bien frivole et bien ridicule auprès de ce proscrit qui se traîne la nuit par les chemins, poursuivi, traqué comme un animal dangereux, toujours suspendu entre l’échafaud et le poignard stipendié du premier assassin qui reconnaîtra son visage. Et cet homme porte l’idéal dans son âme, l’humanité dans ses entrailles ! Et moi, je ne porte en mon sein que des sentiments d’orgueil, le tourment d’une ambition vulgaire et la souillure de mes vices !

Ô Lélia ! vous m’avez confessé. Vous avez bien fait, je vous en remercie. Il me semble que je serai purifié de mes taches si je puis vous ouvrir mon âme tout entière. Voyez : nous nous mettons à genoux devant un simple prêtre, et nous lui racontons nos péchés ; mais nous ne nous confessons pas pour cela. Nous ne pouvons oublier, nous puissants, que si nous sommes là pliés sur nos genoux devant ce subalterne, il est, lui, prosterné en esprit devant l’éclat de nos titres. Il écoute en tremblant ce que nous lui disons avec arrogance ; il a peur d’entendre l’aveu de nos fautes, car il craint d’être forcé par son ministère à nous réprimander ; si bien que c’est le juge qui se trouble et s’effraie, tandis que le pénitent, souriant de son angoisse, est le véritable juge et le con-