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des principes mieux développés à leur donner que ceux qu’elles ont reçus jusqu’ici, et dont elles paraissent retirer si peu de fruit ou garder si peu le souvenir. Je suis sûre que, sans s’écarter de la doctrine apostolique, on peut obtenir de meilleurs résultats qu’on ne l’a fait depuis longtemps. Le monastère dont vous me faites supérieure fut fondé par une sainte fille, dont la vie est pour moi une source de méditations pleines de charmes et féconde en instructions. Fille et sœur de roi, elle laissa ses brodequins d’or et de soie au seuil de son palais ; elle vint pieds nus, parmi les rochers, vivre de racines au bord des fontaines. Ravie en extase vers le ciel, elle dédaigna les splendeurs de la fortune et l’éclat de la puissance. Elle fit servir sa dot à réunir ses compagnes autour d’elle, et les dons de son intelligence à leur enseigner le mépris des hommes perfides et l’abstinence des plaisirs sans idéal. Oh ! sans doute, pour savoir ces choses, il fallait qu’elle aussi eût essayé d’aimer.

Eh bien, je voudrais, à l’exemple de cette princesse vraiment auguste, enseigner aux femmes trompées à se consoler et a se relever sous l’abri du Seigneur ; aux filles ignorantes et crédules, à se conserver chastes et fières au sein de l’hyménée. On leur parle trop d’un bonheur possible et sanctionné par la société ; on les trompe ! On leur fait accroire qu’à force de soumission et de dévoûment elles obtiendront de leurs époux une réciprocité d’amour et de fidélité ; on les abuse ! Il faut qu’on ne leur parle plus de bonheur, mais de vertu ; il faut qu’on leur enseigne la fierté dans la douceur, la fermeté dans la patience, la sagesse et la prudence dans le dévoûment. Il faut surtout qu’on leur fasse aimer Dieu si ardemment, qu’elles se consolent en lui de toutes les déceptions qui les attendent ; afin que, trahies dans leur confiance, brisées dans leur amour, elles n’aillent pas chercher dans le désordre le seul bonheur qu’on leur ait fait comprendre, et pour lequel on les ait façonnées. Il faut enfin qu’elles soient prêtes à souffrir et à renoncer à tout espoir ici-bas ; car tout espoir est fragile, et toute promesse est menteuse, hormis l’espoir et la promesse de Dieu. Ceci, j’espère, est bien dans l’esprit de l’Église ; d’où vient que de tels préceptes ne portent plus leurs fruits ?

Vous voyez, Monseigneur, que, sans être aussi dévouée que vous aux intérêts de l’Église, je suis entraînée par ma logique même à la servir plus fidèlement que vous. D’où vient cette différence ? À Dieu ne plaise que je veuille m’élever au-dessus de vous ! Vous possédez des moyens que je n’ai pas au même degré, l’énergie du caractère, la puissance de la volonté, la lumière de la science, l’ardeur du prosélytisme, la force immense de la conviction ; mais vous voulez concilier deux choses inconciliables, la protection de l’Église et votre indépendance. Je crains que l’Église ne soit dans une voie peu favorable aux droits que vous voulez rétablir. Il ne m’est pas permis de juger vos réclamations contre le célibat ecclésiastique ; je ne serais pas disposée pour ma part à les approuver ; et cela, parce que je ne vois pas clairement que l’avenir du monde soit dans l’Église, mais parce que je vois seulement l’Église servir à l’avenir du monde. Dans ce sens, il me semble qu’elle hâterait sa perte en se relâchant de son austérité, seul appui des âmes que le torrent du siècle n’entraîne pas du côté de l’abîme. Trenmor croit à l’avènement d’une religion nouvelle, sortant des ruines de celle-ci, conservant ce qu’elle a fait d’immortel, et s’ouvrant sur des horizons nouveaux. Il croit que cette religion investira tous ses membres de l’autorité pontificale, c’est-à-dire du droit d’examen et de prédication. Chaque homme serait citoyen, c’est-à-dire époux et père, en même temps que prêtre et docteur de la loi religieuse. Cela est possible ; mais alors, Monseigneur, ce ne sera plus le catholicisme, et il n’y aura plus d’Église. Si l’Église arrive à ne plus être nécessaire, elle sera bientôt dangereuse ; et en ce cas, qui pourrait la regretter ? Noble prélat, vous êtes trop préoccupé de sa gloire, parce que votre grande intelligence a besoin de gloire elle-même et veut faire rejaillir sur soi celle de l’Église ; mais séparez un instant par la pensée votre gloire personnelle de celle du corps, et vous verrez que vous n’avez pas d’autre chemin à prendre que celui de l’insurrection contre ses décrets. Ainsi, vous êtes un mauvais prêtre, mais vous êtes un grand homme.

Mais vous ne voulez pas vous séparer du corps ? Pourtant vous ne pouvez réprimer vos passions, et vous acceptez un rôle hypocrite, vous encourez un reproche qui vous est amèrement sensible, plutôt que d’abandonner la caste sacerdotale. Alors vous êtes un grand prélat, mais vous n’êtes plus qu’un homme ordinaire. Sacrifiez vos passions, Monseigneur, et vous redevenez d’emblée ce que le ciel et la société vous ont fait, un grand homme et un grand prélat.




LVII.

LES MORTS.


Chaque jour, éveillée longtemps d’avance, je me promène, avant la fin de la nuit, sur ces longues dalles qui toutes portent une épitaphe et abritent un sommeil sans fin. Je me surprends à descendre en idée dans ces caveaux, et à m’y étendre paisiblement pour me reposer de la vie. Tantôt je m’abandonne au rêve du néant, rêve si doux à l’abnégation de l’intelligence et à la fatigue du cœur ; et, ne voyant plus dans ces ossements que je foule que des reliques chères et sacrées, je me cherche une place au milieu d’eux, je mesure de l’œil la toise de marbre qui recouvre la couche muette et tranquille où je serai bientôt, et mon esprit en prend possession avec charme.

Tantôt je me laisse séduire par les superstitions de la poésie chrétienne. Il me semble que mon spectre viendra encore marcher lentement sous ces voûtes, qui ont pris l’habitude de répéter l’écho de mes pas. Je m’imagine quelquefois n’être déjà plus qu’un fantôme qui doit rentrer dans le marbre au crépuscule, et je regarde dans le passé, dans le présent même, comme dans une vie dont la pierre du sépulcre me sépare déjà.

Il y a un endroit que j’aime particulièrement sous ces belles arcades byzantines du cloître. C’est à la lisière du préau, là où le pavé sépulcral se perd sous l’herbe aromatique des allées, où la rose toujours pâle des prisons se penche sur le crâne humain dont l’effigie est gravée à chaque angle de la pierre. Un des grands lauriers-roses du parterre a envahi l’arc léger de la dernière porte. Il arrondit ses branches en touffe splendide sous la voûte de la galerie. Les dalles sont semées de ces belles fleurs, qui, au moindre souffle du vent, se détachent de leur étroit calice et jonchent le lit mortuaire de Francesca.

Francesca était abbesse avant l’abbesse qui m’a précédée. Elle est morte centenaire, avec toute la puissance de sa vertu et de son génie. C’était, dit-on, une sainte et une savante. Elle apparut à Maria del Fiore quelques jours après sa mort, au moment où cette novice craintive venait prier sur sa tombe. L’enfant en eut une telle frayeur, qu’elle mourut huit jours après, moitié souriante, moitié consternée, disant que l’abbesse l’avait appelée et lui avait ordonné de se préparer à mourir. On l’enterra aux pieds de Francesca, sous les lauriers-roses.

C’est là que je veux être enterrée aussi. Il y a là une dalle sans inscription et sans cercueil qui sera levée pour moi et scellée sur moi, entre la femme religieuse et forte qui a supporté cent ans le poids de la vie, et la femme dévote et timide qui a succombé au moindre souffle du vent de la mort ; entre ces deux types tant aimés de moi, la force et la grâce, entre une sœur de Trenmor et une sœur de Sténio.

Francesca avait un amour prononcé pour l’astronomie. Elle avait fait des études profondes, et raillait un peu la passion de Maria pour les fleurs. On dit que, lorsque la novice lui montrait le soir les embellissements qu’elle avait faits au préau durant le jour, la vieille abbesse levant sa main décharnée vers les étoiles, disait d’un voix toujours forte et assurée : Voilà mon parterre !

Je me suis plu à questionner les doyennes du couvent