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ture. Jadis à mon admiration blasée les plus belles contrées qu’éclaire le soleil n’avaient pas suffi ; maintenant un pâle rayon entre deux nuages, une plainte mélodieuse du vent sur la grève, le bruissement des vagues, le cri mélancolique des mouettes, le chant lointain d’une jeune fille, le parfum d’une fleur élevée à grand’peine dans la fente d’un mur, ce sont là pour moi de vives jouissances, des trésors dont je sais le prix. Combien de fois ai-je contemplé avec délices, à travers l’étroit grillage d’une meurtrière, la scène immense et grandiose de la mer agitée promenant sa houle convulsive et ses longues lames d’écume d’un horizon à l’autre ! Qu’elle était belle alors, cette mer encadrée dans une fente d’airain ! Comme mon œil, collé à cette ouverture jalouse, étreignait avec transport l’immensité déployée devant moi ! Eh ! ne m’appartenait-elle pas tout entière, cette grande mer que mon regard pouvait embrasser, où ma pensée errait libre et vagabonde, plus rapide, plus souple, plus capricieuse, dans son vol céleste, que les hirondelles aux grandes ailes noires, qui rasaient l’écume et se laissaient bercer endormies dans le vent ? Que m’importaient alors la prison et les chaînes ? Mon imagination chevauchait la tempête comme les ombres évoquées par la harpe d’Ossian. Depuis je l’ai franchie sur un léger navire, cette mer où mon âme s’était promenée tant de fois. Eh bien ! alors elle m’a semblé moins belle peut-être. Les vents étaient lourds et paresseux à mon gré ; les flots avaient des reflets moins étincelants, des ondulations moins gracieuses ; le soleil s’y levait moins pur, il s’y couchait moins sublime. Cette mer qui me portait, ce n’était plus la mer qui avait bercé mes rêves, la mer qui n’appartenait qu’à moi, et dont j’avais joui tout seul au milieu des esclaves enchaînés.

Maintenant je vis languissamment et sans efforts, comme le convalescent à la suite d’une maladie violente. Avez-vous éprouvé ce délicieux engourdissement de l’âme et du corps après les jours de délire et de cauchemar, jours à la fois longs et rapides, où, dévoré de rêves, fatigué de sensations incohérentes et brusques, on ne s’aperçoit point du temps qui marche et des nuits qui succèdent aux jours ? Alors, si vous êtes sortie de ce drame fantastique où vous jette la fièvre pour rentrer dans la vie calme et paresseuse, dans l’idylle et les douces promenades, sous le soleil tiède, parmi les plantes que vous avez laissées en germe et que vous retrouvez en fleurs ; si vous avez lentement marché, faible encore, le long du ruisseau nonchalant et paisible comme vous ; si vous avez écouté vaguement tous ces bruits de la nature longtemps perdus et presque oubliés sur un lit de douleur ; si vous avez enfin repris à la vie, doucement, et par tous les pores, et par toutes les sensations une à une, vous pouvez comprendre ce que c’est que le repos après les tempêtes de ma vie.

Mais nous n’avons pas le droit de nous arrêter plus d’un jour au bord de notre route. Le ciel nous condamne au travail. Moi, plus qu’un autre, je suis condamné à accomplir un dur pèlerinage. Il est dans le repos des délices infinies ; mais nous ne pouvons pas nous endormir dans ces voluptés, car elles nous donneraient la mort. Elles nous sont envoyées en passant comme des oasis dans le désert, comme un avant-goût du ciel ; mais notre patrie ici-bas est une terre inculte que nous sommes destinés à conquérir, à civiliser, à affranchir de la servitude. Je ne l’oublie pas, Lélia, et déjà je me remets en marche, souhaitant que la paix des cieux reste avec vous !




LX.

LE CHANT DE PULCHÉRIE.


Quand je quitte ma couche voluptueuse pour regarder les étoiles qui blanchissent avec l’azur céleste, mes genoux frissonnent au froid de cette matinée d’hiver. D’affreux nuages pèsent sur l’horizon comme des masses d’airain, et l’aube fait de vains efforts pour se dégager de leurs flancs livides. L’astre du Bouvier darde un dernier rayon rougeâtre aux pieds de l’Ourse boréale, dont le jour éteint un à un les sept flambeaux pâlissants. La lune continue sa course et s’abaisse lentement, froide et sinistre, des hauteurs du zénith vers les créneaux des mornes édifices. La terre commence à montrer des pentes labourées par la pluie, luisantes d’un reflet terne comme l’étain. Les coqs chantent d’une voix aigre, et l’angelus, qui salue cette aurore glacée, semble annoncer le réveil des morts dans leurs suaires, et non celui des vivants dans leurs demeures.

Pourquoi quitter ton grabat à peine échauffé par quelques heures d’un mauvais sommeil, ô laboureur plus pâle que l’aube d’hiver, plus triste que la terre inondée, plus desséché que l’arbre dépouillé de ses feuilles ? Par quelle misérable habitude signes-tu ton front étroit, ridé avant l’âge, au commandement de la cloche catholique ? Par quelle imbécile faiblesse acceptes-tu pour ton seul espoir et ta seule consolation les rites d’une religion qui consacre ta misère et perpétue ta servitude ? Tu restes sourd à la voix de ton cœur qui te crie : Courage et vengeance ! et tu courbes la tête à cette vibration lugubre qui proclame dans les airs ton arrêt éternel : Lâcheté, abaissement, terreur ! Brute indigne de vivre ! regarde comme la nature est ingrate et rechignée, comme le ciel te verse à regret la lumière, comme la nuit s’arrache lentement de ton hémisphère désolé ! Ton estomac vide et inquiet est le seul mobile qui te gouverne encore, et qui te pousse à chercher une chétive pâture, sans discernement et sans force, sur un sol épuisé par tes ignares labeurs, par tes bras lourds et malhabiles, que la faim seule met encore en mouvement comme les marteaux d’une machine. Va broyer la pierre des chemins, moins endurcie que ton cerveau, pour que mes nobles chevaux ne s’écorchent pas les pieds dans leur course orgueilleuse ! Va ensemencer le sillon limoneux, afin qu’un pur froment nourrisse mes chiens, et que leurs restes soient mendiés avec convoitise par tes enfants affamés ! Va, race infirme et dégradée, chéris la vermine qui te ronge ! végète comme l’herbe infecte des marécages ! traîne-toi sur le ventre comme le ver dans la fange ! Et toi, soleil, ne te montre pas à ces reptiles indignes de te contempler ! Nuages de sang qui vous déchirez à son approche, roulez vos plis comme un linceul sur sa face rayonnante, et répandez-vous sur la terre d’Égypte jusqu’à ce que ce peuple abject ait fait pénitence et lavé la souillure de son esclavage.

Mon jeune amant, tu ne me réponds pas, tu ne m’écoutes pas ? Ton front repose enfoncé dans un chevet moelleux. Crains-tu de me montrer des larmes généreuses ? Pleures-tu sur cette hideuse journée qui commence, sur cette race avilie qui s’éveille ? Rêves-tu de carnage et de délivrance ? Gémis-tu de douleur et de colère ? — Tu dors ? Ta chevelure est mouillée de sueur, tes épaules mollissent sous les fatigues de l’amour. Une langueur ineffable accable tes membres et ta pensée… N’as-tu donc d’ardeur et de force que pour le plaisir ? — Quoi ! tu dors ? La volupté suffit donc à ta jeunesse, et tu n’as pas d’autre passion que celle des femmes ? Étrange jeunesse, qui ne sait ni dans quel monde, ni dans quel siècle le destin t’a jetée ! Tout ton passé est ambition, tout ton présent jouissance, tout ton avenir impunité. Eh bien, si tu as tant d’insouciance et de mépris pour le malheur d’autrui, donne-moi donc un peu de cette lâcheté froide. Que toute la force de nos âmes, que toute l’ardeur de notre sang tourne à l’âpreté de nos délires. Allons, ouvrons nos bras et fermons nos cœurs ! abaissons les rideaux entre le jour et notre joie honteuse ! Rêvons sous l’influence d’une lascive chaleur le doux climat de la Grèce, et les voluptés antiques, et la débauche païenne ! Que le faible, le pauvre, l’opprimé, le simple suent et souffrent pour manger un pain noir trempé de larmes ; nous, nous vivrons dans l’orgie, et le bruit de nos plaisirs étouffera leurs plaintes ! Que les saints crient dans le désert, que les prophètes reviennent se faire lapider, que les Juifs remettent le Christ en croix, vivons !

Ou bien, veux-tu ? mourons, asphyxions-nous ; quit-