Page:Sand - Lelia 1867.djvu/123

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Menteuses et impudentes que vous êtes ! qu’y a-t-il donc dans vos caresses, pour que vous les mettiez à si haut prix ? De quelles joies si divines avez-vous donc le secret, pour que nos désirs vous embellissent à ce point ? Illusion et rêverie, c’est vous qui êtes vraiment les reines du monde ! Quand votre flambeau est éteint, le monde est inhabitable.

« Pauvre Magnus ! cesse de dévorer tes entrailles, cesse de te frapper la poitrine pour y faire rentrer l’élan indiscret de tes désirs ! Cesse d’étouffer tes soupirs quand Lélia apparaît dans tes songes ! Va, c’est toi, pauvre homme, qui la fais si belle et si désirable ; indigne autel d’une flamme si sainte, elle rit en elle-même de ton supplice. Car elle sait bien, cette femme, qu’elle n’a rien à te donner en échange de tant d’amour. Plus habile que les autres, elle ne se livre pas, elle se gaze. Elle se refuse, elle se divinise. Mais se voilerait-elle ainsi, si son corps était plus beau que celui des femmes qu’on achète ? Son âme se déroberait-elle aux épanchements de l’affection, si son âme était plus vaste et plus grande que la nôtre ?

« Ô femme, tu n’es que mensonge ! homme, tu n’es que vanité ! philosophie, tu n’es que sophisme ! dévotion, tu n’es que poltronnerie ! »




LXII.

DON JUAN.


Durant ces années qui avaient dispersé comme des feuilles d’automne des êtres autrefois si unis, Sténio, par ennui de ses habitudes, ou par nécessité d’échapper à des soupçons politiques, s’était éloigné des rivages qu’enchante le soleil. Il était venu demander à nos froides contrées les merveilles de leurs inventions, le luxe de leurs plaisirs, et aussi, peut-être, les orgueilleux sophismes de leur philosophie. Sténio était riche. Le faste, le bruit, les spectacles, le jeu, la débauche, tous les moyens d’abuser de l’argent et de la vie ne lui manquèrent pas. Mais ce qui le charma le plus, ce fut de trouver un monde tout fait pour son égoïsme et une race toute semblable, et par instinct et par goût, à ce qu’il était devenu par faiblesse et par désespoir. Il fut émerveillé de voir ériger en principe, et pratiquer systématiquement, raisonnablement, ce qu’il avait fait jusqu’alors par défi et avec délire. Il entendit des professeurs justifier, du haut de leur philosophie, tous les caprices, tous les mauvais désirs, toutes les méchantes fantaisies, sous prétexte que l’homme n’a pas d’autre guide que sa raison, et pas d’autre raison que son instinct. Il apprit chez nous toutes les merveilles de la psychologie, toutes les finesses de l’éclectisme, toute la science et toute la morale du siècle : à savoir, que nous devons nous examiner nous-mêmes attentivement, sans nous soucier les uns des autres, et faire ensuite chacun ce qui nous plaît, à condition de le faire avec beaucoup d’esprit. Sténio cessa donc d’être fou, il devint spirituel, élégant et froid. Il hanta les salons et les tavernes, portant dans les tavernes les belles manières d’un grand seigneur, et dans les salons l’impertinence d’un roué. Les prostituées le trouvèrent charmant ; les femmes du monde, original. Il suivit religieusement les modes. Il dépensa son génie dans les albums et fut inspiré tous les soirs en chantant devant trois cents personnes ; après quoi, il discutait sur la passion et sur le génie, sur la science, sur la religion, sur la politique, sur les arts, sur le magnétisme ; et, à minuit, il allait souper chez les filles.

Quand il fut ruiné, il retomba malade, il eut le spleen, tout son esprit l’abandonna, et il parla de se brûler la cervelle. Un homme éminent dans les affaires de l’État crut le comprendre et lui offrit de vendre sa muse. Cette insulte rendit Sténio à lui-même. Il s’éloigna profondément blessé, et revint dans son pays, dévoré de tristesse, rapportant, pour tout fruit de ses voyages, cette grande leçon qu’un homme sans argent est méprisable aux yeux des riches, et qu’il faut cacher la pauvreté comme une honte quand on ne veut pas en sortir par l’infamie.

Il trouva qu’un grand changement s’était opéré dans sa province. Le cardinal Annibal et l’abbesse des Camaldules avaient fait dans les mœurs et dans les habitudes une sorte de révolution. Le prélat attirait la foule par ses prédications ; mais c’était surtout aux Camaldules que l’élite des hautes classes se plaisait à l’entendre. Dans cette enceinte privilégiée et devant ce public choisi, son éloquence semblait s’élever au dessus d’elle-même. Soit la présence de l’abbesse derrière le voile du chœur, soit la confiance que lui inspirait un auditoire plus sympathique et moins nombreux que celui des basiliques, le cardinal se sentait véritablement inspiré, et il savait envelopper sous les formes mystiques les plus ingénieuses le fond incisif et pénétrant de son libéralisme éclairé. De son côté, l’abbesse avait ouvert des conférences théologiques dans l’intérieur du couvent, où étaient admises les parentes et les amies des jeunes filles élevées dans le monastère. Ces cours étaient suivis avec assiduité, et n’opéraient pas moins d’effet que les sermons du cardinal. Lélia était la première femme qu’on eût entendue parler avec clarté et élégance sur des matières abstraites, et l’intelligence des femmes qui l’écoutaient s’ouvrait à un monde nouveau. Lélia savait les amener à ses idées sans effaroucher leurs préjugés et sans mettre leur dévotion en méfiance. Elle trouvait où s’appuyer dans la morale chrétienne pour leur prêcher ce qu’elle avait tant à cœur : la pureté des pensées, l’élévation des sentiments, le mépris des vanités si funestes aux femmes, l’aspiration vers un amour infini, si peu connu ou si peu compris d’elles. Insensiblement elle s’était emparée de leurs âmes, et le catholicisme, qui jusqu’alors n’avait été pour elles qu’une affaire de forme, commençait à enfoncer de profondes racines dans leurs convictions. Il faut avouer aussi que la mode aidait au succès de ce prosélytisme ; c’était le temps des dernières lueurs que jeta la foi catholique. De grandes intelligences, avides d’idéal, s’étaient dévouées à la faire revivre ; mais elles ne servirent qu’à hâter la chute de l’Église ; car l’Église les trahit, les repoussa, et demeura seule avec son aveuglement et l’indifférence des peuples.

Lorsque Sténio entra dans le boudoir de Pulchérie, il le trouva converti en oratoire. La statue de Léda avait fait place au marbre de Madeleine pénitente. Un collier de perles magnifiques était devenu un rosaire terminé par une croix de diamants. Au lieu du sofa, on voyait un prie-Dieu, et la joyeuse coupe de Benvenuto, enchâssée dans une conque de lapis, s’était convertie en bénitier.

Comme Sténio se frottait les yeux, la Zinzolina revint du sermon. Elle entra, vêtue de velours noir, la tête enveloppée d’une mantille, un livre de chagrin à fermoirs d’argent sous le bras, une grande croix d’or au cou. Sténio se renversa sur le prie-Dieu en éclatant de rire. « Quelle mascarade est-ce là ? s’écria-t-il ; depuis quand sommes-nous dévote ? On dit que le diable se fit ermite lorsque… mais, Dieu me préserve de vous appliquer cet insolent proverbe, ô ma vénérable matrone romaine ! Vous êtes encore belle, quoique vous ayez pris un peu d’embonpoint, et que vos cheveux d’or se soient enrichis de quelques reflets d’argent… »

Il fut un temps où Pulchérie, dans tout l’éclat de la jeunesse et dans toute la certitude de ses triomphes, eût accueilli gaiement les sarcasmes de Sténio ; mais, comme Sténio l’avait très-bien remarqué, l’astre de sa beauté entrait dans son déclin, et les plaisanteries amères de son jeune amant excitèrent son dépit. L’âme de Pulchérie était plus flétrie encore que ses traits ; la piété eût bien difficilement rajeuni ce cœur usé par tant de désirs éphémères, par tant de faiblesses incorrigibles. Elle allait donc à l’église autant pour suivre la mode que pour expliquer extérieurement, au gré de sa vanité, la baisse de ses succès. Elle essaya de défendre la sincérité de sa dévotion ; mais elle le fit si faiblement, et les railleries de Sténio furent si cruelles, qu’elle eut tout le désavantage de la lutte, et, le sentant bien, elle se mit à pleurer.