Page:Sand - Lelia 1867.djvu/130

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prit dans un autre monde, elle n’existait pas, à cet instant-là, de la vie des sens.

Sténio resta presque une heure devant elle, l’étudiant avec avidité, épiant le réveil du sentiment dans cette extase de la pensée, se demandant avec angoisse si elle songeait à lui en cet instant, et si c’était pour le plaindre, le regretter ou le mépriser. Enfin, elle fit un léger mouvement et parut sortir de son rêve, mais peu à peu, et sans se rendre encore bien compte de la vie extérieure. Puis elle se leva, et marcha lentement dans le fond de sa chambre. La lampe envoyait au mur pâle le reflet transparent de son ombre voilée. On eût dit d’un spectre qui marchait à côté d’elle. Enfin elle s’arrêta devant sa table, et, croisant ses bras sur sa poitrine, la tête penchée en avant, et l’air mélancolique, cette fois, elle contempla longtemps le vase rempli de fleurs. Sténio la vit essuyer quelques larmes qui coulaient de ses yeux lentement et tranquillement, comme l’eau d’une source limpide et silencieuse. Il ne put résister plus longtemps à son émotion.

« Oh ! lui dit-il en faisant quelques pas vers elle, voici la seconde fois que je te vois pleurer : la première fois j’étais à tes pieds ; aujourd’hui j’y serai encore si tu veux me dire le secret de tes larmes. »

Lélia ne tressaillit point : elle regarda Sténio d’un air étrange, et sans montrer ni crainte ni colère de le voir pénétrer chez elle au milieu de la nuit.

« Sténio, lui dit-elle, je pensais à toi ; il me semblait te voir et t’entendre ; ton image était dans ma pensée. Que viens-tu faire ici, tel que te voilà ?

— Ma présence vous fait horreur, Lélia ? dit Sténio, effrayé de cet accueil glacial.

— Non, répondit Lélia.

— Mais, dit Sténio, elle vous offense et vous irrite ?

— Non plus, répondit Lélia.

— Eh bien, elle vous afflige, peut-être ?

— Je ne sais pas ce qui peut m’affliger désormais, Sténio. Mon âme vit dans la présence incessante, éternelle, des sujets de sa réflexion et des causes de sa douleur. Tu vois que ta visite ne m’émeut pas plus que ton souvenir, et ta personne pas plus que ton image.

— Vous pleuriez, Lélia, et vous dites que vous pensiez à moi !

— Regarde cette fleur, dit Lélia en lui montrant un narcisse blanc d’un parfum exquis. Elle m’a rappelé ce que tu étais dans ta jeunesse, alors que je t’aimais ; et tout à coup j’ai vu tes traits, j’ai entendu le son de ta voix, et mon cœur a été délicieusement ému, comme aux jours où je me croyais aimée de toi.

— Est-ce un rêve que je fais ? s’écria Sténio hors de lui. Est-ce Lélia qui me parle ainsi ? et si c’est elle, est-ce parce que la sœur Annonciade s’ennuie de la solitude, ou parce que l’abbesse des Camaldules veut railler amèrement mon audace ? »

Lélia ne sembla pas entendre ce que disait Sténio ; elle tenait le narcisse, et le regardait avec attendrissement.

« Te voilà, mon poëte, lui dit-elle, comme je t’ai souvent contemplé à ton insu. Souvent, dans nos courses rêveuses, je t’ai vu, plus faible que Trenmor et moi, céder à la fatigue et t’endormir à mes pieds sous une chaude brise de midi, parmi les fleurs de la forêt. Penchée sur toi, je protégeais ton sommeil, j’écartais de toi les insectes malfaisants. Je te couvrais de mon ombre quand le soleil perçait les branches pour jeter un baiser à ton beau front. Je me plaçais entre toi et lui. Mon âme despote et jalouse t’enveloppait de son amour. Ma lèvre tranquille effleurait quelquefois l’air chaud et parfumé qui frémissait autour de toi. J’étais heureuse alors, et je t’aimais ! Je t’aimais autant que je puis aimer. Je te respirais comme un beau lis, je te souriais comme à un enfant, mais comme à un enfant plein de génie. J’aurais voulu être ta mère et pouvoir te presser dans mes bras sans éveiller en toi les sens d’un homme.

D’autres fois, j’ai surpris le secret de tes promenades solitaires. Tantôt, penché sur le bassin d’une source ou appuyé sur la mousse des rochers, tu regardais le ciel dans les eaux. Le plus souvent, tes yeux étaient à demi fermés, et tu semblais mort à toutes les impressions extérieures. Comme maintenant, tu semblais te recueillir et regarder en toi-même Dieu et les anges réfléchis dans le mystérieux miroir de ton âme. Te voilà, comme tu étais alors, frêle adolescent, encore sans mauvaise passion, étranger aux ivresses et aux souffrances de la vie. Fiancé de quelque vierge aux ailes d’or, tu n’avais pas encore jeté ton anneau dans les flots orageux. Est-ce que tant de jours, tant de maux, ont été subis depuis cette matinée sereine où je t’ai rencontré comme un jeune oiseau ouvrant ses ailes tremblantes aux premières brises du ciel ? Est-ce que nous avons vécu et souffert depuis cette heure où tu me demandais de t’expliquer l’amour, le bonheur, la gloire et la sagesse ? Enfant qui croyais à toutes ces choses et qui cherchais en moi ces trésors imaginaires, est-il vrai que tant de larmes, tant d’épouvantes, tant de déceptions, nous séparent de cette matinée délicieuse ? Est-ce que tes pas, qui n’avaient courbé que des fleurs, ont marché depuis dans la fange et sur le gravier ? Est-ce que ta voix, qui chantait de si suaves harmonies, s’est enrouée à crier dans l’ivresse ? Est-ce que ta poitrine, épanouie et dilatée dans l’air pur des montagnes, s’est desséchée et brûlée au feu de l’orgie ? Est-ce que ta lèvre, que les anges venaient baiser dans ton sommeil, s’est souillée à des lèvres infâmes ? Est-ce que tu as tant souffert, tant rougi et tant lutté, ô Sténio ! ô le bien-aimé fils du ciel ?

— Lélia ! Lélia ! ne parle pas ainsi, s’écria Sténio en tombant aux genoux de l’abbesse ; tu brises mon cœur par une froide moquerie ; tu ne m’aimes pas, tu ne m’as jamais aimé !… »

En sentant la main de Sténio chercher la sienne, l’abbesse recula avec un frisson douloureux.

« Oh ! dit-elle, ne parlez pas ainsi vous-même. Je songeais à cette fleur au fond de laquelle je croyais voir une image qui s’est effacée. Maintenant, Sténio, adieu ! »

Elle laissa tomber la fleur à ses pieds ; un profond soupir s’exhala de son sein, et, levant les yeux au ciel dans un mouvement d’inexprimable tristesse, elle passa la main sur son front, comme pour chasser une illusion et revenir avec effort au sentiment de la réalité. Sténio attendait avec anxiété qu’elle s’expliquât sur le présent. Elle le regarda avec un mélange d’étonnement et de froideur.

« Vous avez voulu me voir, dit-elle ; je ne vous demande pas pourquoi, car vous ne le savez pas vous-même. Maintenant que votre inquiétude est satisfaite, il faut vous retirer.

— Pas avant que vous me disiez ce que vous éprouvez vous-même en me voyant, répondit Sténio. Je veux savoir quel sentiment succède en vous à ce souvenir d’amour que vous n’avez pas craint d’exprimer devant moi.

— Aucun, répondit Lélia, pas même la colère.

— Quoi ! pas même la haine ?

— Pas même le mépris, répondit Lélia. Vous n’existez pas pour moi. Il me semble que je suis seule, et que je regarde un portrait de vous qui ne vous ressemble pas.

— Quoi ! pas même le mépris ? dit Sténio irrité ; pas même la peur ? ajouta-t-il en se relevant et en la suivant de près, tandis qu’elle reprenait sa promenade au fond de la cellule.

— La peur moins que toute autre chose, dit Lélia sans daigner faire attention à la fureur qui s’emparait de lui. Vous n’êtes pas encore don Juan, Sténio ! Vous êtes une nature faible et non perverse. Comme vous ne croyez pas en Dieu, vous ne croyez pas non plus à Satan ; vous n’avez fait aucun pacte avec l’esprit du mal, car rien n’est mal comme rien n’est bien à vos yeux. Vos instincts ne vous portent point au crime ; ils repoussent l’infamie. Vous fûtes un type de candeur et de grâce, vous n’êtes aujourd’hui le type de rien : vous vous ennuyez ! L’ennui n’avilit ni ne dégrade, mais il efface, il détruit.

— Vous le savez sans doute, madame l’abbesse, répondit Sténio avec aigreur ; car j’ai surpris le secret de vos nuits, et je sais que vous ne lisez pas, que vous ne