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recherché dans le trésor de ses joies naïves pour apaiser la soif de bonheur qui est en nous ; il nous faut le ciel, et nous ne l’avons pas !

C’est pourquoi nous cherchons le ciel dans une créature semblable à nous, et nous dépensons pour elle toute cette haute énergie qui nous avait été donnée pour un plus noble usage. Nous refusons à Dieu le sentiment de l’adoration, sentiment qui fut mis en nous pour retourner à Dieu seul. Nous le reportons sur un être incomplet et faible qui devient le dieu de notre culte idolâtre. Dans la jeunesse du monde, alors que l’homme n’avait pas faussé sa nature et méconnu son propre cœur, l’amour d’un sexe pour l’autre, tel que nous le concevons aujourd’hui, n’existait pas. Le plaisir seul était un lien ; la passion morale, avec ses obstacles, ses souffrances, son intensité, est un mal que ces générations ont ignoré. C’est qu’alors il y avait des dieux, et qu’aujourd’hui il n’y en a plus.

Aujourd’hui, pour les âmes poétiques, le sentiment de l’adoration entre jusque dans l’amour physique. Étrange erreur d’une génération avide et impuissante ! Aussi quand tombe le voile divin, et que la créature se montre, chétive et imparfaite, derrière ces nuages d’encens, derrière cette auréole d’amour, nous sommes effrayés de notre illusion, nous en rougissons, nous renversons l’idole et nous la foulons aux pieds.

Et puis nous en cherchons une autre ! car il nous faut aimer, et nous nous trompons encore souvent, jusqu’au jour où, désabusés, éclairés, purifiés, nous abandonnons l’espoir d’une affection durable sur la terre, et nous élevons vers Dieu l’hommage enthousiaste et pur que nous n’aurions jamais dû adresser qu’à lui.




XIX.


Ne m’écrivez pas, Lélia ; pourquoi m’écrivez-vous ? J’étais heureux, et voilà que vous me rejetez dans les anxiétés dont j’étais sorti un instant ! cette heure de silence auprès de vous m’avait révélé tant d’ineffables voluptés ! Déjà, Lélia, vous vous repentez de me les avoir fait connaître. Et que craignez-vous donc de mon avide impatience ? Vous me méconnaissez à dessein. Vous savez bien que je serai heureux de peu, parce que rien de ce que vous ferez pour moi ne me paraîtra petit, parce que j’attacherai à vos moindres faveurs le prix qu’elles doivent avoir. Je ne suis pas présomptueux ; je sais combien je suis au-dessous de vous. Cruelle femme ! pourquoi me rappeler sans cesse à cette humilité tremblante qui me fait tant souffrir ?

Je comprends, Lélia ! hélas ! je comprends. C’est Dieu seul que vous pouvez aimer ! C’est seulement au ciel que votre âme peut se reposer et vivre ! Quand vous avez, dans l’émotion d’une heure de rêverie, laissé tomber sur moi un regard d’amour, c’est que vous vous trompiez, c’est que vous pensiez à Dieu, et que vous preniez un homme pour un ange. Quand la lune s’est levée, quand elle a éclairé mes traits et dissipé cette ombre favorable à vos chimères, vous avez souri de pitié en reconnaissant le front de Sténio, le front de Sténio où vous aviez imprimé un baiser pourtant !

Vous voulez que je l’oublie, je le vois bien ! Vous avez peur que j’en garde l’enivrante sensation et que j’en vive tout un jour ! Rassurez-vous, je n’ai pas goûté ce bonheur en aveugle ; s’il a dévoré mon sang, s’il a brisé ma poitrine, il n’a pas égaré ma raison. La raison ne s’égare jamais auprès de vous, Lélia ! Soyez tranquille, vous dis-je, je ne suis pas un de ces audacieux pour qui un baiser de femme est un gage d’amour. Je ne me crois pas le pouvoir d’animer le marbre et de ressusciter les morts.

Et pourtant votre haleine a embrasé mon cerveau. À peine vos lèvres ont effleuré l’extrémité de mes cheveux, et j’ai cru sentir une étincelle électrique, une commotion si terrible, qu’un cri de douleur s’est échappé de ma poitrine. Oh ! vous n’êtes pas une femme, Lélia, je le vois bien ! J’avais rêvé le ciel dans un de vos baisers, et vous m’avez fait connaître l’enfer.

Pourtant votre sourire était si doux, vos paroles si suaves, que je me laissai ensuite consoler par vous. Cette terrible émotion s’émoussa un peu, je vins à bout de toucher votre main sans frissonner. Vous me montriez le ciel, et j’y montais avec vos ailes.

J’étais heureux cette nuit en me rappelant votre dernier regard, vos derniers mots ; je ne me flattais pas, Lélia, je vous le jure, je savais bien que je n’étais pas aimé de vous, mais je m’endormais dans ce mol engourdissement où vous m’aviez jeté. Voici déjà que vous me réveillez pour me crier de votre voix lugubre : — Souviens-toi, Sténio, que je ne puis pas t’aimer ! Eh ! je le sais, Madame, je le sais trop bien !




XX.


Lélia, adieu, je vais me tuer. Vous m’avez fait heureux aujourd’hui, demain vous m’arracheriez bien vite le bonheur que par mégarde ou par caprice vous m’avez donné ce soir. Il ne faut pas que je vive jusqu’à demain, il faut que je m’endorme dans ma joie et que je ne m’éveille pas.

Le poison est préparé ; maintenant je puis vous parler librement, vous ne me verrez plus, vous ne pourrez plus me désespérer. Peut-être regretterez-vous la victime que vous pouviez faire souffrir, le jouet que vous vous amusiez à tourmenter sous votre souffle capricieux. Vous m’aimiez plus que Trenmor, disiez-vous, quoique vous m’estimassiez moins. Il est vrai que vous ne pouvez pas torturer Trenmor à votre gré ; contre lui votre puissance échoue, vos ongles n’ont pas de prise sur ce cœur de diamant. Moi, j’étais une cire molle qui recevait toutes les empreintes ; je conçois, artiste, que vous vous plaisiez mieux avec moi. Vous me tourmentiez à votre guise et vous me donniez toutes les formes de vos inspirations. Triste, vous imprimiez à votre œuvre le sentiment dont vous étiez dominée ; calme, vous lui donniez l’air calme des anges ; irritée, vous lui communiquiez l’affreux sourire que le démon a mis sur vos lèvres. Ainsi le statuaire fait un dieu avec un peu de fange, et un reptile avec la même fange qui fut un dieu.

Lélia, pardonne à ces instants de haine que tu m’inspires : c’est que je t’aime avec passion, avec délire, avec désespoir. Je puis bien te le dire sans t’offenser, sans te désobéir, puisque c’est la dernière fois que je te parle : tu m’as fait bien du mal ! Et pourtant il t’était bien facile de faire de moi un homme heureux, un poëte aux idées riantes, aux vives inspirations ; avec un mot par jour, avec un sourire chaque soir, tu m’aurais fait grand, tu m’aurais conservé jeune. Au lieu de cela, tu n’as cherché qu’à me flétrir et à me décourager. Tout en disant que tu voulais garder en moi le feu sacré, tu l’as éteint jusqu’à la dernière étincelle ; tu le rallumais méchamment afin d’en surprendre l’éruption et d’en étouffer la flamme. Maintenant, je renonce à l’amour, je renonce à la vie : es-tu contente ? Adieu !

Minuit approche. Je vais… où tu ne viendras pas, Lélia ! car il est impossible que nous ayons le même avenir. Nous n’adorons pas la même puissance, nous n’habiterons pas les mêmes cieux…




XXI.


Minuit sonna : Trenmor entra chez Sténio, il le trouva pensif, assis auprès du feu. Le temps était froid et sombre ; la bise sifflait d’une voix aiguë sous les lambris vides et sonores. Il y avait sur une table, devant Sténio, une coupe remplie jusqu’aux bords, que Trenmor renversa en l’effleurant de son manteau.

« Il faut que vous veniez avec moi auprès de Lélia, lui dit-il d’un air grave mais paisible ; Lélia veut vous voir. Je pense que son heure est venue et qu’elle va mourir. »

Sténio se leva brusquement, et retomba sur sa chaise