Page:Sand - Lelia 1867.djvu/27

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feux du jour, qui coloraient le glacier, embrasaient aussi d’un reflet splendide le visage imposant du prêtre. C’était Magnus. Il semblait livré à de vives impressions. La douleur et la joie se peignaient tour à tour en lui. Cet homme semblait rajeuni par l’enthousiasme.

Dès qu’il aperçut Sténio, il accourut vers lui.

« Eh bien ! jeune homme, lui dit-il d’un air triomphant, te voilà seul, te voilà triste, te voilà cherchant Dieu ! La femme n’est plus !

— La femme ! dit Sténio. Il n’en est pour moi qu’une seule au monde. Mais de laquelle parlez-vous ?

— De la seule femme qui ait existé pour vous et pour moi dans le monde, de Lélia ! Dites, jeune homme, est-elle bien morte ? À-t-elle renié Dieu en rendant son âme au démon ? Avez-vous vu la noire phalange des esprits de ténèbres assiéger son chevet et tourmenter son agonie ? Avez-vous vu sortir son âme maudite, sombre et livide, avec des ailes de feu et des ongles ensanglantés ? Ah ! maintenant, respirons ! Dieu a purgé la terre, il a replongé Satan dans son chaos. Nous pouvons prier, nous pouvons espérer. Voyez comme le soleil se lève joyeux, comme les roses de la vallée s’ouvrent fraîches et vermeilles ! Voyez comme les oiseaux secouent leurs ailes humides et reprennent leur essor avec souplesse ! Tout renaît, tout espère, tout va vivre : Lélia est morte !

— Malheureux ! s’écria Sténio en prenant le prêtre à la gorge, quels mots diaboliques avez-vous sur les lèvres ? Quelle pensée de délire et de mort vous agite ? D’où venez-vous ? où avez-vous passé la nuit ? D’où savez-vous ce que vous osez dire ? Depuis quand avez-vous quitté Lélia ?

— J’ai quitté Lélia par une matinée grise et froide. Le jour allait paraître. Le coq chantait d’une voix aigre ; sa voix s’élevait dans le silence et frappait les toits habités des hommes comme une malédiction prophétique. La bise pleurait sous les porches déserts de la cathédrale. Je passai le long des arceaux extérieurs pour me rendre au logis de la femme qui se mourait. Les colonnettes dentelées cachaient leurs flèches dans le brouillard, et la grande statue de l’archange, qui s’élève du côté du levant, baignait son pâle front dans la vapeur matinale. Alors je vis distinctement l’archange agiter ses grandes ailes de pierre comme un aigle prêt à prendre sa volée, mais ses pieds restaient enchaînés au ciment de la corniche, et j’entendis sa voix qui disait : Lélia n’est pas morte encore ! Alors passa une chouette qui rasa mon front de son aile humide, et qui répéta d’un ton amer : Lélia n’est pas morte !' Et la vierge de marbre blanc, qui est enchâssée dans la niche de l’est, poussa un profond soupir et dit : Encore ! avec une voix si faible, que je crus faire un songe, et que je m’arrêtai à plusieurs reprises le long du chemin pour m’assurer que je n’étais pas sous la puissance des rêves.

— Prêtre, dit Sténio, votre raison est troublée. De quelle matinée parlez-vous ? Savez-vous depuis combien de temps les choses que vous dites se sont passées ?

— Depuis ce temps, dit Magnus, j’ai vu le soleil se lever plusieurs fois dans sa gloire, et darder ses beaux rayons sur cette glace étincelante. Je ne saurais vous dire combien de fois. Depuis que Lélia n’est plus, je ne compte plus les jours, je ne compte plus les nuits, je laisse ma vie s’écouler pure et nonchalante comme le ruisseau de la colline. Mon âme est sauvée…

— Vous avez perdu l’esprit, Dieu soit loué ! dit le jeune homme. Vous parlez de la maladie funeste qui faillit nous enlever Lélia, il y a un mois. Je vois, en effet, à vos cheveux et à votre barbe, que vous êtes depuis longtemps sur la montagne. Venez avec moi, homme malheureux ; j’essaierai de vous soulager en écoutant le récit de vos douleurs.

— Mes douleurs ne sont plus, dit le prêtre avec un sourire qu’on eût pris pour une céleste inspiration, tant il était doux et calme. Je vis : Lélia est morte. Écoutez le récit de ma joie. Quand j’arrivai au logis de la femme, je sentis la terre trembler ; et quand je voulus monter l’escalier, l’escalier recula par trois fois avant que je pusse y poser le pied. Mais quand les portes se furent ouvertes, je vis beaucoup de monde, et je me rappelai aussitôt quelle contenance un prêtre doit avoir devant le monde pour faire respecter Dieu et le prêtre. J’oubliai absolument Lélia. Je traversai les appartements sans trouble et sans crainte. Quand j’entrai dans le dernier, je ne me souvenais plus du tout du nom de la personne que j’allais voir ; car, je vous le dis, il y avait là du monde, et je sentais le regard des hommes qui était sur moi tout entier. Connaissez-vous la pesanteur du regard des hommes ? Vous est-il jamais arrivé d’essayer de le soulever ? Oh ! cela pèse plus que la montagne que voici ; mais, pour le savoir au juste, il faut être prêtre et porter l’habit que vous voyez… Je m’en souviens, c’était un cabinet tout tendu de blanc, et tout rempli de piéges et d’embûches. D’abord je crus que je marchais sur la laine douce et fine d’un tapis ; je crus voir des roses blanches dans des vases d’albâtre, et des lumières douces et blanches dans des globes de verre mat. Je crus aussi voir une femme vêtue de blanc et couchée sur un lit de satin blanc ; mais quand elle tourna vers moi sa face livide, quand je rencontrai son regard d’airain, le charme qui pesait sur moi s’évanouit ; je vis clair autour de moi, et je reconnus le lieu où l’on m’avait amené. Les roses se changèrent en couleuvres, et se tordirent sur leurs tiges en dressant vers moi leurs têtes menaçantes. Les murs se teignirent de sang, les vases de parfums se remplirent de larmes, et je vis que mes pieds ne touchaient plus la terre. Les lampes vomissaient des flammes rouges qui montaient vers la voûte en ardentes spirales, et qui m’étouffaient comme des remords. Je tournai encore les yeux vers le canapé : c’était toujours Lélia, mais elle était sur un réchaud embrasé, elle expirait dans d’atroces douleurs. Elle me demanda de la sauver, je m’en souviens bien ; mais alors je me souvenais aussi des vaines prières que je lui avais faites en d’autres temps, des larmes inutiles que j’avais versées à ses pieds, et le ressentiment était dans mon cœur. Elle avait perdu mon âme, elle m’avait enlevé Dieu : j’étais content de me venger et de perdre son âme, et de lui enlever Dieu à mon tour. C’est pourquoi je l’ai maudite et j’ai été sauvé ; et Dieu a récompensé mon courage, car aussitôt un nuage s’est répandu sur ma vue. Lélia a disparu, et les couleuvres aussi ; et les langues de feu, et le sang, et les larmes ont disparu, et je me suis trouvé seul au pied des arceaux de la cathédrale. Le jour naissait, les vapeurs se dissipaient un peu ; l’archange de pierre porta alors à ses lèvres la trompette que sa main tient immobile depuis plusieurs siècles : il en tira une fanfare éclatante dans laquelle je distinguai ce cri sauveur : Lélia n’est plus ! La chouette rentra sous le chapiteau qui lui sert de retraite, en répétant : Lélia n’est plus ! Alors la vierge de marbre blanc, cette vierge que je n’osais pas regarder quand je passais à ses pieds, parce qu’elle ressemblait à Lélia, cette vierge si pâle et si belle, qui avait sept glaives dans le sein et toutes les douleurs de l’âme sur le front tomba, brisée sur les marches de l’église. Je vivrais cent ans que je n’oublierais pas cela. Dites-moi, avez-vous vu les débris ?

— Je suis passé hier soir devant elle, répondit Sténio, et je vous assure qu’elle est toujours fort belle, et qu’elle est debout.

— Ne blasphémez pas, jeune homme, dit le prêtre avec un sérieux effrayant. Dieu vous frapperait de sa malédiction, il vous rendrait fou ; je crains que vous ne le soyez déjà, car vous parlez comme un être privé de raison. Savez-vous ce que c’est que l’homme ? Savez-vous ce que c’est que Dieu ? Connaissez-vous la terre, connaissez-vous le ciel ?

— Prêtre, laissez-moi vous quitter, dit Sténio, que l’aliéné voulait entraîner vers sa grotte. Je ne saurais écouter vos paroles sans terreur. Vous maudissez Lélia, vous la condamnez au néant, et vous osez parler de Dieu, et vous osez porter l’habit de ses ministres ?

— Enfant, dit le prêtre, c’est parce que je crains Dieu, c’est parce que je respecte l’habit que je porte, que je maudis Lélia. Lélia ! ma perte, ma séduction, ma ruine ! Lélia ! qu’il m’était défendu de posséder, de désirer même ! Lélia ! l’atroce et l’infâme qui est venue me chercher au fond du sanctuaire, qui a violé la sainteté