Page:Sand - Lelia 1867.djvu/30

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— Et l’autre Lélia, qu’est-ce donc ? reprit le jeune homme sans s’effrayer le moins du monde de l’exaspération de Magnus.

— L’autre Lélia ! s’écria Magnus en se frappant le front comme si une atroce douleur, s’y fût réveillée. L’autre ! c’était un monstre hideux, une harpie, un spectre ; et pourtant c’était bien la même Lélia, c’était seulement son autre moitié !

— Mais où la rencontriez-vous ? dit Sténio avec inquiétude.

— Oh ! partout, dit le prêtre ; le soir, quand l’office était fini, quand les cierges venaient de s’éteindre et que la foule s’écoulait par les portes de l’église, pressée sur les traces de la femme qu’on appelait Lélia, et qui s’en allait lente et blême, enveloppée dans son manteau de velours noir, traînant à sa suite un cortège à qui elle ne daignait pas jeter un regard… je la suivais aussi avec mes yeux, avec mon âme, et je sentais que j’étais prêtre ; j’étais enchaîné au pied de l’autel ; je ne pouvais pas courir sous le porche, me mêler à la foule, ramasser son gant, dérober une feuille de rose échappée à son bouquet. Je ne pouvais pas lui offrir l’eau du bénitier et toucher ses grandes mains effilées, si molles et si belles !

— Et si froides ! dit Sténio entraîné par l’attention. Ce granit, incessamment lavé par l’eau qui s’échappe du glacier, n’est pas plus froid que la main de Lélia, à quelque heure qu’on la saisisse.

— Vous l’avez donc touchée ? » dit le prêtre en l’étreignant avec rage.

Sténio le domina par un de ces regards magnétiques où la volonté de l’homme se concentre au point de subjuguer la volonté même des animaux féroces.

« Continuez ! lui dit-il ; je vous ordonne de continuer votre récit, ou, avec mon regard, je vous fais tomber dans le gouffre. »

Le fou pâlit et reprit son récit avec la sotte frayeur d’un enfant.

« Eh bien ! dit-il d’une voix tremblante et avec un regard timide, sachez ce qui m’arrivait alors : je reniais Dieu, je maudissais mon destin, je déchirais avec mes ongles les dentelles de l’aube sans tache dont j’étais revêtu. Oh ! je perdais mon âme, et pourtant je luttais… Alors… ô mon Dieu, par quelles épreuves vous me faisiez passer !… Je voyais du fond de la nef assombrie venir une ombre qui semblait fendre la pierre des cercueils. Et cette ombre, insaisissable et flottante d’abord, grandissait avec mon épouvante et venait me saisir dans ses bras livides. C’était une horrible apparition : je me débattais contre elle, je l’implorais en vain, je me jetais à genoux devant elle comme devant Dieu.

« Lélia, Lélia ! lui disais-je, que me demandes-tu ? que veux-tu de moi ? Ne t’ai-je pas offert un culte profane dans mon cœur ? Ton nom ne s’est-il pas mêlé sur mes lèvres aux noms sacrés de la Vierge et des anges ? N’est-ce pas vers toi que ma main lançait les flots de l’encens ? Ne t’ai-je placée dans le ciel à côté de Dieu même, demandeuse insatiable ? Que n’ai-je pas fait pour toi ! À quelles pensées terribles et impies n’ai-je pas ouvert mon sein ! Oh ! laisse-moi, laisse-moi prier Dieu, afin que ce soir il me pardonne et que je puisse aller dormir sans que la damnation pèse sur moi ! Mais elle ne m’écoutait pas, elle m’enlaçait de ses cheveux noirs, de ses yeux noirs, de son étrange sourire, et je me battais avec cette ombre impitoyable jusqu’à tomber épuisé, mourant, sur les marches du sanctuaire.

« Eh bien ! parfois, à force de m’humilier devant Dieu, à force d’arroser le marbre avec mes larmes, il m’arrivait de retrouver un peu de calme. Je rentrais consolé, je regagnais ma cellule silencieuse, accablé de fatigue et de sommeil. Mais savez-vous ce que faisait Lélia, ce qu’elle imaginait, la railleuse impie, pour me désespérer et me perdre ? Elle entrait dans ma cellule avant moi, elle se blottissait maligne et souple dans le tapis de mon prie-Dieu ou dans le sable de ma pendule, ou bien dans les jasmins de ma fenêtre ; et à peine avais-je commencé ma dernière oraison, qu’elle surgissait tout à coup devant moi, et posait sa froide main sur mon épaule en disant : Me voici ! Alors il fallait soulever mes paupières appesanties, et lutter de nouveau avec mon cœur troublé, et redire l’exorcisme jusqu’à ce que le fantôme fût dissipé. Parfois même il se couchait sur mon lit, sur mon pauvre lit solitaire et froid ; il s’étendait sur ce grabat, l’horrible spectre ; et quand j’entrouvrais les rideaux de serge pour m’approcher de ma couche, je le trouvais là qui me tendait les bras et qui riait de mon épouvante ! Ô mon Dieu ! que j’ai souffert ! Ô femme, ô rêve, ô désir ! que tu m’as fait de mal ! Que de formes tu as prises pour entrer chez moi ! Que de mensonges tu m’as faits ! Que de piéges tu m’as tendus !

— Magnus, dit Sténio avec amertume, taisez-vous ! vos paroles me font monter le sang au visage. Il n’y a que l’imagination d’un prêtre qui soit assez impudique pour flétrir ainsi Lélia.

— Non ! dit le prêtre, je ne l’ai pas profanée même en rêve. Dieu me voit et m’entend, qu’il me précipite dans ce gouffre si je mens ! J’ai courageusement résisté, j’ai usé mon âme, j’ai épuisé ma vie à ce combat, et je n’ai jamais cédé, et l’ombre de Lélia est toujours sortie vierge de ces nuits terribles. Est-ce ma faute si la tentation fut grande ? Pourquoi l’esprit de cette femme s’attachait-il à tous mes pas ? Pourquoi venait-il me chercher partout ? Tantôt, assis au tribunal sacré de la confession, j’écoutais avec recueillement les tristes aveux d’une femme sillonnée de rides et couverte de haillons ; et, s’il m’arrivait de jeter les yeux sur elle en lui répondant, savez-vous quelle figure m’apparaissait aux barreaux du confessionnal, au lieu de la face jaune et flétrie de la vieille ? La figure pâle et le regard méchant et froid de Lélia. Alors ma parole restait paralysée sur mes lèvres ; une sueur pénible inondait mon front, un nuage passait sur mes yeux ; il me semblait que j’allais mourir. Ma langue cherchait vainement une formule d’exorcisme, j’oubliais jusqu’au nom du Très-Haut ; je ne pouvais invoquer aucune puissance céleste, et cette hallucination ne cessait qu’à la voix rauque et cassée de la vieille qui me demandait l’absolution. Moi absoudre, moi délier les âmes, moi dont l’âme était enchaînée par un pouvoir infernal ! Mais heureusement Lélia n’est plus, elle s’est damnée ; et moi je vis, je serai sauvé ! Car, je l’avoue, tant qu’elle a vécu, j’étais en proie à d’horribles tentations ; des pensées bien plus destructives que tout ce que je vous ai dit fermentaient dans mon cerveau, et s’y tenaient victorieuses pendant des jours entiers. Ces pensées, c’était le doute, c’était l’athéisme qui pénétrait en moi comme un venin. Il y avait des jours où j’étais si las de combattre, où l’espoir du salut me luisait si faible et si lointain, que je me rejetais de toute ma force dans la vie présente. Eh bien ! me disais-je soyons heureux au moins un jour, soyons homme, puisque nous ne pouvons être ange. Pourquoi une loi de mort pèserait-elle sur moi ? Pourquoi consentirais-je à être retranché de la vie des hommes, en échange d’une chimère d’avenir ? Ils sont heureux, ils sont libres, les autres ! Ils respirent à l’aise, ils marchent, ils commandent, ils aiment, ils vivent ; et moi je suis un cadavre étendu sur un cercueil, la dépouille d’un homme attaché à un débris de religion ! Ils placent leur espoir en cette vie ; ils peuvent le réaliser, car ils peuvent agir. Et d’ailleurs les choses que nous voyons existent ; la femme qu’on peut étreindre dans ses bras n’est pas une ombre. Moi je n’ai que l’espoir d’une autre vie, et qui m’en répondra ? Mon Dieu, vous n’existez donc pas, puisque vous me laissez en proie à ces affreuses incertitudes ? Il fut un temps, dit-on, où vous faisiez des miracles pour soutenir la foi chancelante des hommes ; vous avez envoyé un ange pour toucher d’un charbon embrasé la lèvre muette d’Isaïe ; vous êtes apparu dans le buisson ardent, dans la nuée d’or, dans la brise des nuits ; et maintenant vous êtes sourd, vous restez indifférent à nos erreurs et a nos fautes. Vous avez abandonné votre peuple, vous ne tendez plus la main à celui qui s’égare, vous n’adressez plus une parole d’encouragement et de force à celui qui souffre et combat pour vous. Oh ! vous n’êtes que mensonge et vain orgueil de l’homme, vous n’êtes rien, vous n’êtes pas !…