Page:Sand - Lelia 1867.djvu/39

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sans doute ils se demandent parfois s’il existe une contrée chérie du ciel, que ne sillonnent pas les laves ardentes, que ne balaient pas les vents destructeurs ; une contrée qui s’éveille au matin, unie, calme et tiède comme la veille. Ils se demandent si Dieu, dans sa colère, a mis partout des panthères affamées de sang et des reptiles hideux. Peut-être ces hommes simples rêvent-ils leur paradis terrestre sous nos latitudes tempérées, peut-être dans leurs songes voient-ils la brume et le froid descendre sur leurs fronts bronzés et assombrir leur atmosphère de feu. Nous, quand nous rêvons, nous voyons le soleil rouge et chaud, la plaine étincelante, la mer embrasée et le sable brûlant sous nos pieds. Nous appelons le soleil méridional sur nos épaules glacées, et les peuples du Midi recevraient à genoux les gouttes de notre pluie sur leurs poitrines ardentes. Ainsi partout l’homme souffre et murmure ; créature délicate et nerveuse, il s’est fait en vain le roi de la création, il en est la plus infortunée victime. Il est le seul animal chez qui la puissance intellectuelle soit dans un rapport aussi disproportionné avec la puissance physique. Chez les êtres qu’il appelle animaux grossiers, la force matérielle domine, l’instinct n’est que le ressort conservateur de l’existence animale. Chez l’homme, l’instinct, développé outre mesure, brûle et torture une frêle et chétive organisation. Il a l’impuissance du mollusque avec les appétits du tigre ; la misère et la nécessité l’emprisonnent dans une écaille de tortue ; l’ambition, l’inquiétude déploient leurs ailes d’aigle dans son cerveau. Il voudrait avoir les facultés réunies de toutes les races, mais il n’a que la faculté de vouloir en vain. Il s’entoure de dépouilles : les entrailles de la terre lui abandonnent l’or et le marbre ; les fleurs se laissent broyer, exprimer en parfums pour son usage ; les oiseaux de l’air laissent tomber pour le parer les plus belles plumes de leurs ailes, le plongeon et l’eider livrent leur cuirasse de duvet pour réchauffer ses membres indolents et froids ; la laine, la fourrure, l’écaille, la soie, les entrailles de celui-là, les dents de celui-ci, la peau de cet autre, le sang et la vie de tous appartiennent à l’homme. La vie de l’homme ne s’alimente que par la destruction, et pourtant quelle douloureuse et courte durée !

« Ce que les peintres et les poëtes ont inventé de plus hideux dans les fantaisies grotesques de leur imagination, et, il faut bien le dire, ce qui nous apparaît le plus souvent dans le cauchemar, c’est un sabbat de cadavres vivants, de squelettes d’animaux décharnés, sanglants, avec des erreurs monstrueuses, des superpositions bizarres, des têtes d’oiseaux sur des troncs de cheval, des faces de crocodile sur des corps de chameau. C’est toujours un pêle-mêle d’ossements, une orgie de la peur qui sent le carnage, et des cris de douleur, des paroles de menace proférées par des animaux mutilés. Croyez-vous que les rêves soient une pure combinaison du hasard ? Ne pensez-vous pas qu’en dehors des lois d’association et des habitudes consacrées chez l’homme par le droit et par le pouvoir, il peut exister en lui de secrets remords, vagues, instinctifs, que nul ordre d’idées reçues n’a voulu avouer ou énoncer, et qui se révèlent par les terreurs de la superstition ou les hallucinations du sommeil ? Alors que les mœurs, l’usage et la croyance ont détruit certaines réalités de notre vie morale, l’empreinte en est restée dans un coin du cerveau, et s’y réveille quand les autres facultés intelligentes s’endorment.

« Il y a bien d’autres sensations intimes de ce genre. Il y a des souvenirs qui semblent ceux d’une autre vie, des enfants qui viennent au jour avec des douleurs qu’on dirait contractées dans la tombe ; car l’homme quitte peut-être le froid du cercueil pour rentrer dans le duvet du berceau. Qui sait ? n’avons-nous pas traversé la mort et le chaos ? Ces images terribles nous suivent dans tous nos rêves ! Pourquoi cette vive sympathie pour des existences effacées ? pourquoi ces regrets et cet amour pour des êtres qui n’ont laissé qu’un nom dans l’histoire des hommes ? N’est-ce pas peut-être de la mémoire qui s’ignore ? Il me semble parfois que j’ai connu Shakspeare, que j’ai pleuré avec Torquato, que j’ai traversé le ciel et l’enfer avec Dante. Un nom des anciens jours réveille en moi des émotions qui ressemblent à des souvenirs, comme certains parfums de plantes exotiques nous rappellent les contrées qui les ont produites. Alors notre imagination s’y promène comme si elle les connaissait, comme si nos pieds avaient foulé jadis cette patrie inconnue qui pourtant, nous le croyons, ne nous a vus ni naître ni mourir. Pauvres hommes, que savons-nous ?

— Nous savons seulement que nous ne pouvons pas savoir, dit Sténio.

— Eh bien ! voilà ce qui nous dévore, reprit-elle ; c’est cette impuissance que tout un univers asservi et mutilé peut à peine dissimuler sous l’éclat de ses vains trophées. Les arts, l’industrie et les sciences, tout l’échafaudage de la civilisation, qu’est-ce, sinon le continuel effort de la faiblesse humaine pour cacher ses maux et couvrir sa misère ? Voyez si, en dépit de ses profusions et de ses voluptés, le luxe peut créer en nous de nouveaux sens, ou perfectionner le système organique du corps humain ; voyez si le développement exagéré de la raison humaine a porté l’application de la théorie dans la pratique, si l’étude a poussé la science au delà de certaines limites infranchissables, si l’excitation monstrueuse du sentiment a réussi à produire des jouissances complètes. Il est douteux que le progrès opéré par soixante siècles de recherches ait amené l’existence de l’homme au point d’être supportable, et de détruire la nécessité du suicide pour un grand nombre.

— Lélia, je n’ai pas essayé de vous prouver que l’homme fût arrivé à son apogée de puissance et de grandeur. Au contraire, je vous ai dit que, selon moi, la race humaine avait encore bien des générations à ensevelir avant d’arriver à ce point, et peut-être qu’alors elle s’y maintiendra pendant bien des siècles avant de redescendre à l’état de décrépitude où vous la croyez maintenant.

— Comment pouvez-vous croire, jeune homme, que nous suivions une marche progressive, lorsque vous voyez autour de vous toutes les convictions se perdre, sans faire place à d’autres convictions ; toutes les sociétés s’agiter dans leurs liens relâchés, sans se reconstituer selon l’équité naturelle ; toutes les facultés s’épuiser par l’abus de la vie, tous les principes jadis sacrés tomber dans le domaine de la discussion et servir de jouet aux enfants, sans que les principes d’une nouvelle foi les remplacent, comme les haillons de la royauté et du clergé ont servi de mascarade au peuple, roi et prêtre de son plein droit, sans que les rois aient cessé de régner, sans que le peuple ait cessé de servir !

« De vains efforts ont, je le sais, fatigué la race humaine dans tous les temps. Mais mieux vaut un temps où la tyrannie prévaut et où l’esclave souffre, qu’un temps où la tyrannie s’endort parce que l’esclave se soumet.

« Jadis, après les guerres d’homme à homme, après les bouleversements de sociétés, le monde, encore jeune et vigoureux, se relevait et reconstruisait son édifice bon ou mauvais pour une nouvelle période de siècles. Cela n’arrivera plus. Nous ne sommes pas seulement, comme vous le croyez, à un de ces lendemains de crise où l’esprit humain fatigué s’endort sur le champ de bataille avant de reprendre les armes de la délivrance. À force de tomber et de se relever, à force de rester étendu sur le flanc et de ressaisir l’espérance, de voir ses blessures se rouvrir et se refermer, à force de s’agiter dans ses fers et de s’enrouer à crier vers le ciel, le colosse vieillit et s’affaisse, il chancelle maintenant comme une ruine qui va crouler pour jamais ; encore quelques heures d’agonie convulsive, et le vent de l’éternité passera indifférent sur un chaos de nations sans frein, réduites à se disputer les débris d’un monde usé qui ne suffira plus à leurs besoins.

— Vous croyez à l’approche du jugement dernier ? Ô ma triste Lélia ! c’est votre âme ténébreuse qui enfante ces terreurs immenses, car elle est trop vaste pour de moindres superstitions. Mais, dans tous les temps, l’esprit de l’homme a été préoccupé de ces idées de mort. Les âmes ascétiques se sont toujours complu