Page:Sand - Lelia 1867.djvu/49

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croyait épier si attentivement les moindres oscillations de la vie sur ce monde agonisant ; Lélia, qui consultait à chaque instant le pouls du moribond, et s’étonnait de le trouver parfois si vigoureux, et tout aussitôt si faible, remarqua je ne sais quoi d’étrange dans la disposition des esprits durant cette nuit-là ; et, perdue, oubliée dans la foule, elle aussi se mit à parcourir les jardins pour observer de près les accidents physiologiques sur ce cadavre de société qui râle et qui chante, et qui, comme une vieille coquette, se farde jusque sur son lit de mort.

Après avoir marché longtemps, traversé beaucoup de groupes échevelés et passé au milieu d’une joie fébrile et sans charmes, elle s’assit fatiguée dans un lieu retiré qu’ombrageaient des thuyas de la Chine. Lélia se sentit oppressée. Elle regarda le ciel : les étoiles brillaient au-dessus de sa tête, mais vers l’horizon elles étaient cachées sous un épais bandeau de nuages. Lélia souffrait. Enfin elle vit une pâle clarté glisser sur les arbres : c’était un éclair ; et elle s’expliqua le malaise qu’elle éprouvait, car l’orage lui causait toujours un mal physique, une inquiétude nerveuse, une irritation cérébrale, je ne sais quoi enfin que toutes les femmes, sinon tous les hommes, ont ressenti.

Alors il lui prit un de ces désespoirs soudains qui s’emparent de nous souvent sans motif apparent, mais qui sont toujours l’effet d’un mal intérieur longtemps couvé dans le silence de l’esprit : L’ennui, l’horrible ennui la prit à la gorge. Elle se sentit si découragée, si mal placée dans la vie, qu’elle se laissa tomber sur l’herbe et s’abandonna à ces pleurs puérils qui sont l’affreuse expression d’un abandon complet de la force et de l’orgueil humain. Lélia était plus forte en apparence qu’aucune créature de son sexe. Jamais, depuis qu’elle était Lélia, personne n’avait surpris les secrets de son âme sur son impassible visage ; jamais on n’avait vu couler une larme de souffrance ou d’attendrissement sur sa joue sans couleur et sans pli.

Elle avait horreur de la pitié d’autrui, et dans ses plus grandes détresses elle conservait l’instinct de s’y dérober. Elle cacha donc sa tête dans son manteau de velours ; et loin du monde, loin du la lumière, blottie dans les hautes herbes d’un coin abandonné du jardin, elle répandit sa souffrance en larmes vaines et lâches. Il y avait quelque chose d’effrayant dans la douleur de cette femme si belle et si parée, gisante là, roulée sur elle-même, languissante et terrible dans sa douleur, comme une lionne blessée qui voit saigner sa plaie et la lèche en rugissant.

Tout à coup une main se posa sur son bras nu, une main chaude et humide comme l’haleine de cette nuit d’orage. Elle tressaillit ; et, honteuse, irritée d’être surprise dans cet instant de faiblesse où nul ne l’avait jamais vue, elle bondit par une soudaine réaction de courage, et se dressa de toute sa hauteur devant le téméraire. C’était le domino bleu du bal, la courtisane Zinzolina.

Lélia jeta un grand cri ; puis, cherchant dans sa voix le ton le plus sévère, elle dit :

« Je vous ai reconnue, vous êtes ma sœur…

— Et si j’ôte mon masque, Lélia, répondit la courtisane, vous aussi ne crierez-vous pas : Honte et infamie sur toi ?

— Ah ! je reconnais aussi votre voix ! reprit Lélia. Vous êtes Pulchérie…

— Je suis votre sœur, dit la courtisane en se démasquant, la fille de votre père et de votre mère. N’avez-vous pas un mot d’affection pour elle ?

— Ô ma sœur toujours belle ! dit Lélia, sauvez-moi, sauvez-moi de la vie, sauvez-moi du désespoir ; apportez-moi de la tendresse, dites-moi que vous m’aimez, que vous vous souvenez de nos beaux jours, que vous êtes ma famille, mon sang, mon seul bien sur la terre ! »

Elles s’embrassèrent en pleurant toutes deux. Pulchérie était passionnée dans sa joie, Lélia était triste dans la sienne ; elles se regardaient avec des yeux humides et se touchaient avec des mains étonnées. Elles ne revenaient pas de se trouver encore belles, de s’admirer, de s’aimer, et, différentes comme elles étaient, de se reconnaître.

Lélia se souvint tout à coup que sa sœur était souillée. Ce qu’elle eût pardonné à toute autre créature humaine la faisait rougir dans la personne de sa sœur ; c’était un reste involontaire de cette insurmontable puissance de la vanité sociale qui s’appelle l’honneur.

Elle laissa tomber ses mains qu’elle avait mises dans celles de Pulchérie, et resta immobile, anéantie par je ne sais quel nouveau découragement, pâle, le corps plié en deux et le regard attaché sur la sombre verdure où s’éteignait le reflet des éclairs.

Pulchérie s’effraya de cette attitude morne et du sourire amer et glacé qui errait sur ses lèvres. Oubliant la dégradation à laquelle le monde l’avait condamnée, elle eut pitié de Lélia, tant la douleur rétablit l’égalité entre les existences.

« C’est donc ainsi que vous êtes ! lui dit-elle avec douceur et du ton dont une mère consolerait son enfant affligé. J’ai passé de longues années loin de ma sœur et, quand je la retrouve, c’est à terre, comme un vêtement usé dont personne ne veut plus, étouffant ses cris avec les tresses de ses cheveux et déchirant son sein avec ses ongles ! Vous étiez ainsi quand je vous ai surprise, Lélia ; et maintenant vous voilà pire encore, car vous pleuriez, et vous semblez morte ; vous viviez par la souffrance, et voilà que vous ne vivez plus par rien. Voilà où vous en êtes, Lélia ! Ô mon Dieu ! à quoi vous ont servi tous ces dons brillants qui vous rendaient si fière ! Où vous a conduite ce chemin que vous aviez pris avec tant d’espoir et de confiance ? Dans quel abîme de malheur êtes-vous tombée, vous qui prétendiez mettre vos pieds sur nos têtes ? Jérusalem, Jérusalem, je vous le disais bien, que l’orgueil vous perdrait !

— L’orgueil ! dit Lélia, qui se sentit blessée dans la partie la plus irritable de son âme. Il te sied bien de parler de cela, pauvre égarée ! Laquelle s’est perdue le plus avant dans ce désert, de vous ou de moi ?

— Je ne sais pas, Lélia, dit Pulchérie avec tristesse. J’ai bien marché dans cette vie, je suis encore jeune, encore belle ; j’ai bien souffert ; mais je ne suis pas encore lasse, je n’ai pas encore dit : Mon Dieu, c’est assez ! Au lieu que toi, Lélia…

— Vous avez raison, dit Lélia avec abattement, moi j’ai tout épuisé…

— Tout, sauf le plaisir ! » dit la courtisane en riant d’un rire de bacchante qui la changea tout à coup de la tête aux pieds.

Lélia tressaillit et recula involontairement ; puis, se rapprochant avec vivacité, elle prit le bras de sa sœur.

« Et vous, ma sœur, s’écria-t-elle, vous l’avez donc goûté, le plaisir ? Vous ne l’avez donc pas épuisé ? Vous êtes donc toujours femme et vivante ? Allons, donnez-moi votre secret, donnez-moi de votre bonheur, puisque vous en avez !

— Je n’ai pas de bonheur, répondit Pulchérie. Je n’en ai pas cherché. Je n’ai pas, comme vous, vécu de déceptions. Je n’ai pas demandé à la vie plus qu’elle ne pouvait me donner. J’ai réduit toutes mes ambitions à savoir jouir de ce qui est. J’ai mis ma vertu à ne pas le dédaigner, ma sagesse à ne pas désirer au delà. Anacréon a écrit ma liturgie. J’ai pris l’antiquité pour modèle, et pour divinités les déesses nues de la Grèce. Je supporte les maux de la civilisation exagérée où nous sommes arrivés ; mais j’ai, pour me préserver du désespoir, la religion du plaisir… Ô Lélia ! comme vous me regardez, comme vous m’écoutez avidement ! Je ne vous fais donc plus horreur ! Je ne suis donc plus la stupide et vile organisation dont vous vous êtes éloignée jadis avec tant de dégoût !

— Je ne t’ai jamais méprisée, ma sœur ; je te plaignais. À cette heure, je m’étonne seulement de n’avoir pas à te plaindre. Oserai-je dire que je m’en réjouis ?

— Hypocrites spiritualistes, dit Pulchérie, vous craignez toujours de sanctionner les joies que vous ne partagez pas ! Oh ! vous pleurez à présent ! Vous baissez la tête, ma pauvre sœur ! Vous voilà courbée et brisée sous