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que pour jouir ; plus ambitieuse et moins soumise à Dieu peut-être, je ne vivais que pour désirer. Vous souvient-il de ce jour d’été, si lourd et si chaud, où nous nous arrêtâmes au bord du ruisseau sous les cèdres de la vallée, dans cette retraite mystérieuse et sombre, où le bruissement de l’eau tombant de roche en roche se mêlait au triste chant des cigales ? Nous nous étendîmes sur le gazon, et, tout en regardant le ciel ardent sur nos têtes au travers des arbres, il nous vint un lourd sommeil, une profonde insouciance. Nous nous éveillâmes dans les bras l’une de l’autre sans nous être senties dormir.

— Oh oui ! dit Pulchérie, nous dormions paisiblement sur l’herbe moite et chaude. Les cèdres exhalaient leur exquise senteur de baume, et le vent de midi passait son aile brûlante sur nos fronts humides. Jusqu’alors, insouciante et rieuse, j’accueillais chaque jour de ma vie comme un bienfait nouveau. Quelquefois des sensations brusques et pénétrantes faisaient bouillonner mon sang. Une ardeur inconnue s’emparait de mon imagination ; la nature m’apparaissait sous des couleurs plus étincelantes ; la jeunesse palpitait plus vivace et plus riante dans mon sein ; et, si je me regardais au miroir, je me trouvais dans ces instants-là plus vermeille et plus belle. Alors j’avais envie de m’embrasser dans cette glace qui me reflétait et qui m’inspirait un amour insensé. Puis je me prenais à rire, et je courais plus forte et plus légère dans l’herbe et dans les fleurs ; car, pour moi, aucune chose ne se révélait au travers de la souffrance. Je ne me fatiguais pas comme vous à deviner ; je trouvais, parce que je ne cherchais pas.

« Ce jour-là, heureuse et calme que j’étais, un rêve étrange, délirant, inouï, me révéla le mystère jusque-là impénétrable et jusque-là tranquillement respecté. Ô ma sœur, niez l’influence du ciel ! niez la sainteté du plaisir ! Vous eussiez dit, si cette extase vous eût été donnée, qu’un ange, envoyé vers vous du sein de Dieu, se chargeait de vous initier aux épreuves sacrées de la vie humaine. Moi, je rêvai tout simplement d’un homme aux cheveux noirs qui se penchait vers moi pour effleurer mes lèvres de ses lèvres chaudes et vermeilles ; et je m’éveillai oppressée, palpitante, heureuse plus que je ne m’étais imaginé devoir l’être jamais. Je regardai autour de moi : le soleil semait ses reflets sur les profondeurs du bois, l’air était bon et suave, et les cèdres élevaient avec splendeur leurs grands rameaux digités, semblables à des bras immenses et à de longues mains tendues vers le ciel. Je vous regardai alors. Ô ma sœur, que vous étiez belle ! Je ne vous avais jamais trouvée telle avant ce jour-là. Dans ma complaisante vanité de jeune fille, je me préférais à vous ; il me semblait que mes joues brillantes, que mes épaules arrondies, que mes cheveux dorés me faisaient plus belle que vous ; mais en cet instant le sens de la beauté se révélait à moi dans une autre créature. Je ne m’aimais plus seule : j’avais besoin de trouver hors de moi un objet d’admiration et d’amour. Je me soulevai doucement, et je vous contemplai avec une singulière curiosité, avec un étrange plaisir. Vos épais cheveux noirs se collaient à votre front, et leurs boucles serrées se roulaient sur elles-mêmes comme si un sentiment de vie les eût crispées auprès de votre cou velouté d’ombre et de sueur. J’y passai mes doigts : il me sembla que vos cheveux me les serraient et m’attiraient vers vous. Votre chemise blanche et fine, serrée sur votre sein, faisait paraître votre peau hâlée par le soleil plus brune encore qu’à l’ordinaire ; et vos longues paupières, appesanties par le sommeil, se dessinaient sur vos joues alors animées d’un ton plus solide qu’aujourd’hui. Oh ! vous étiez belle, Lélia ! mais belle autrement que moi, et cela me troublait étrangement. Vos bras, plus maigres que les miens, étaient couverts d’un imperceptible duvet noir que les soins du luxe ont fait depuis disparaître. Vos pieds, si parfaitement beaux, baignaient dans le ruisseau, et de longues veines bleues s’y dessinaient. Votre respiration soulevait votre poitrine avec une régularité qui semblait annoncer le calme et la force ; et dans tous vos traits, dans votre attitude, dans vos formes plus arrêtées que les miennes dans la teinte plus sombre de votre peau, surtout dans cette expression fière et froide de votre visage endormi, il y avait je ne sais quoi de masculin et de fort qui m’empêchait presque de vous reconnaître. Je trouvais que vous ressembliez à ce bel enfant aux cheveux noirs dont je venais de rêver, et je baisai votre bras en tremblant. Alors vous ouvrîtes les yeux, et votre regard me pénétra d’une honte inconnue ; je me détournai comme si j’avais fait une action coupable. Pourtant, Lélia, aucune pensée impure ne s’était même présentée à mon esprit. Comment cela serait-il arrivé ? Je ne savais rien. Je recevais de la nature et de Dieu, mon créateur et mon maître, ma première leçon d’amour, ma première sensation de désir… Votre regard était moqueur et sévère. C’était bien ainsi que je l’avais toujours rencontré, mais il ne m’avait jamais intimidée comme en cet instant… Est-ce que vous ne vous souvenez pas de mon trouble et de ma rougeur ?

— Je me souviens même d’un mot que je ne pus m’expliquer, répondit Lélia. Vous me fîtes pencher sur l’eau, et vous me dites : — Regarde-toi, ma sœur : ne te trouves-tu pas belle ? Je vous répondis que je l’étais moins que vous. — Oh ! tu l’es bien davantage, reprîtes-vous : tu ressembles à un homme.

— Et cela vous fit hausser les épaules de mépris, reprit Pulchérie.

— Et je ne devinai pas, répondit Lélia, qu’une destinée venait de s’accomplir pour vous, tandis que pour moi aucune destinée ne devait jamais s’accomplir.

— Commencez votre histoire, dit Pulchérie. Les bruits de la fête se sont éloignés ; j’entends l’orchestre qui reprend l’air interrompu ; on vous oublie ; on renonce à me chercher : nous pouvons être libres quelque temps. Parlez. »




TROISIÈME PARTIE.


Pourquoi promenez-vous ces spectres de lumière
Devant le rideau noir de nos nuits sans sommeil,
Puisqu’il faut qu’ici-bas tout songe ait son réveil,
Et puisque le désir se sent cloué sur terre,
Comme un aigle blessé qui meurt dans la poussière,
L’aile ouverte et les yeux fixés sur le soleil ?

ALFRED DE MUSSET.



XXXV.


« Je ne vous raconterai pas de faits circonstanciés et précis, dit Lélia. Tout ce qui a composé ma vie serait aussi long à dire que ma vie a duré de jours. Mais je vous dirai l’histoire d’un cœur malheureux, égaré par une vaine richesse de facultés, flétri avant d’avoir vécu, usé par l’espérance, et rendu impuissant par trop de puissance peut-être !

— Et c’est ce qui vous rend déplorablement vulgaire, Lélia, reprit la courtisane impitoyable dans son bon sens grossier. C’est ce qui vous fait ressembler à tous les poëtes que j’ai lus. Car je lis les poëtes ; je les lis pour me réconcilier avec la vie qu’ils peignent de couleurs si fausses, et qui a le tort d’être trop bonne pour eux ; je les lis pour savoir de quelles idées prétentieuses et scandaleusement erronées il faut se préserver pour être sage ; je les lis pour prendre d’eux ce qui est utile et rejeter ce qui est mauvais, c’est-à-dire pour m’emparer de ce luxe d’expression qui est devenu la langue usuelle du siècle, et pour me préserver d’en babiller les sottises qu’ils professent. Vous auriez dû vous en tenir là. Vous auriez dû, ma Lélia, faire servir la fécondité de votre cerveau à poétiser les choses pour les mieux apprécier. Vous auriez dû appliquer votre supériorité d’organisation à jouir et non à nier ; car alors à quoi vous sert la lumière ?

— Et vous avez raison, cruelle, dit Lélia avec amertume. Ne sais-je pas tout cela ? Eh bien ! c’est mon