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Lélia releva d’une main ses cheveux épars, et, tenant de l’autre celle de son ami, elle se dressa une dernière fois de toute sa hauteur sur le rocher.

« Orgueil ! s’écria-t-elle, sentiment et conscience de la force ! saint et digne levier de l’univers ! sois édifié sur des autels sans tache, sois enfermé dans des vases d’élection ! Triomphe, toi qui fais souffrir et régner ! J’aime les pointes de ton cilice, ô armure des archanges ! Si tu fais connaître à tes élus des supplices inouïs, si tu leur imposes des renoncements terribles, tu leur fais connaître aussi des joies puissantes, tu leur fais remporter des victoires homériques ! Si tu les conduis dans des thébaïdes sans issue, tu amènes les bons du désert à leurs pieds, et tu envoies à leurs nuits solitaires l’esprit de la vision pour lutter avec eux, pour leur faire exercer et connaître leur force, et pour les récompenser au matin par cet aveu sublime : « Tu es vaincu ; mais prosterne-toi sans honte, car je suis le Seigneur ! »

Lélia renoua sa chevelure, et sautant au bas du rocher :

« Allons-nous-en, dit-elle, la dernière des pléiades est couchée et je n’ai plus rien à faire ici ; ma lutte est finie. L’esprit de Dieu a mis sa main sur moi comme il fit à Jacob pour lui ouvrir les yeux, et Jacob se prosterna. Tu peux me frapper désormais, ô Très-Haut ! tu me trouveras à genoux !

« Et toi, roc orgueilleux, dit-elle en se retournant après l’avoir quitté, j’ai été clouée un instant à ton flanc comme Prométhée ; mais je n’ai pas attendu qu’un vautour vint m’y ronger le foie, et j’ai rompu tes anneaux de fer de la même main qui les avait rivés.




XLIII.

LES CAMALDULES.


Lélia et Valmarina redescendirent la montagne par le versant opposé à celui qui conduisait à la ville. Lélia marchait la première, mais sans empressement et sans trouble.

« Ce n’est pas le chemin, lui dit son compagnon, en lui faisant observer qu’elle marchait vers le sud.

— C’est mon chemin, à moi, répondit-elle ; car c’est le chemin qui éloigne de Sténio. Retournez à la ville, si vous voulez ; quant à moi, je n’en repasserai jamais les portes. »

Valmarina la suivit par complaisance, mais avec un sourire de doute.

« Je me défie un peu de ces résolutions si soudaines et si absolues, lui dit-il ; je ne crois pas aux partis extrêmes. Ils ne servent qu’à hâter les réactions.

— Toute résolution dont on diffère l’exécution est avortée, répondit Lélia. Quand il s’agit de vouloir, il faut de la réflexion ; quand il faut agir, il faut de l’audace et de la promptitude.

— Où allons-nous ? dit Valmarina.

— Nous fuyons le passé ! répondit Lélia avec une gaieté sombre. »

Le jour se levait ; ils entrèrent dans une vallée couverte de riches forêts. Les plus belles eaux serpentaient en silence à l’ombre des myrtes et des figuiers. De vastes clairières, où paissaient des troupeaux demi-sauvages, entrecoupaient de lisières d’un vert tendre ces masses d’un ton vigoureux. Ce pays était riche et désert. On n’y voyait d’habitations que des métairies éparses cachées dans le feuillage. On y pouvait donc jouir à la fois de toutes les grâces, de tous les bienfaits de la nature féconde, et de toutes les grandeurs, de toute la poésie de la nature inculte.

À mi-côte de la colline, Lélia s’arrêta saisie d’admiration.

« Heureux, s’écria-t-elle, les pasteurs insouciants et rudes qui dorment à l’ombre de ces bois silencieux, sans autre souci que le soin de leurs troupeaux, sans autre étude que le lever et le coucher des étoiles ! Plus heureux encore les poulains échevelés qui bondissent légèrement dans ces broussailles, et les chèvres farouches qui gravissent sans effort les roches escarpées ! Heureuses toutes les créatures qui jouissent de la vie sans fatigue et sans excès. »

Comme ils tournaient un des angles du chemin, Lélia aperçut dans le crépuscule une vaste ligne blanche sur le flanc de la montagne, qui ceignait la vallée d’un cirque majestueux et vaste.

« Qu’est-ce que cela ? dit-elle à son ami. Est-ce une ligne d’architecture splendide, ou bien une muraille de craie comme il s’en trouve dans ces rochers ? Est-ce une immense cascade, une carrière, ou un palais ?

— C’est un monastère de femmes, répondit Valmarina, c’est le couvent de Camaldules.

— On m’en a vanté la richesse et l’élégance, dit Lélia. Allons le visiter.

— Comme il vous plaira, répondit Valmarina : les hommes n’y entrent pas, mais je vous attendrai dans la cour.

Cette cour frappa Lélia de surprise et d’admiration : d’abord ce fut une longue galerie, dont la voûte de marbre blanc était soutenue par des colonnes corinthiennes d’un marbre rose veiné de bleu, séparées l’une de l’autre par un vase de malachite où l’aloès dressait ses grandes arêtes épineuses ; et puis d’immenses cours qui se succédaient dans une profondeur vraiment féerique, et que remplissaient, comme des tapis étendus, de riches parterres bigarrés des plus belles fleurs. La rosée dont toutes ces plantes étaient fraîchement inondées semblait les revêtir encore d’une gaze d’argent. Au centre des ornements symétriques que ces parterres dessinaient sur le sol, des fontaines, jaillissant dans des bassins de jaspe, élevaient leurs jets transparents dans l’air bleu du matin, et le premier rayon du soleil qui commençait à dépasser le sommet de l’édifice, tombant sur cette pluie fine et bondissante, couronnait chaque jet d’une aigrette de diamants. De superbes faisans de Chine, qui se dérangeaient à peine sous les pieds de Lélia, promenaient parmi les fleurs leurs panaches de filigrane et leurs flancs de velours. Le paon étalait sur les gazons sa robe de pierreries, et le canard musqué, au poitrail d’émeraude, poursuivait, dans les bassins, les mouches d’or qui tracent sur la surface de l’eau des cercles insaisissables.

Au cri moqueur ou plaintif de ces oiseaux captifs, à leurs allures mélancoliques et fières, se mêlaient les mille voix joyeuses et bruyantes, les mille familiarités curieuses des libres oiseaux du ciel. Le tarin espiègle et confiant venait se poser au front immobile des statues. Le moineau insolent et peureux allait dérober la pâture aux oiseaux domestiques et s’envolait épouvanté au moindre gloussement des couveuses ; le chardonneret s’en prenait aux aigrettes des fleurs que le vent lui disputait. Les insectes s’éveillaient aussi et commençaient à bruire sous l’herbe échauffée et fumante aux premiers feux du jour. Les plus beaux papillons de la vallée arrivaient par troupe pour s’abreuver du suc de ces belles plantes exotiques, dont la saveur les enivrait tellement qu’ils se laissaient prendre à la main. Toutes les voix de l’air, tous les parfums du matin montaient au ciel comme un pur encens, comme un naïf cantique, pour remercier Dieu des bienfaits de la création et du travail de l’homme.

Mais parmi toutes ces existences animales et végétales, parmi ces œuvres de l’art et ces splendeurs de la richesse, l’homme seul manquait. Le râteau s’était récemment promené sur le sable de toutes les allées, comme pour effacer le souvenir des pas humains. Lélia eut une sorte de frayeur superstitieuse en y imprimant les siens. Il lui sembla qu’elle allait détruire l’harmonie de cette scène magique, et faire tomber sur elle les murailles enchantées de son rêve.

Car, dans la confusion de ses idées de poëte, elle ne voulait point croire à la réalité des choses qu’elle voyait. En apercevant au loin, derrière les colonnades transparentes du cloître, les profondeurs désertes de la vallée, elle s’imagina volontiers qu’au sein des bois elle s’était