Page:Sand - Lettres d un voyageur.djvu/130

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été grossières ; mais qui ne les a eues ? Elles ont été brisées ; qui n’a vu de même tomber les siennes en poussière ? Mais je m’en étais fait une, particulière, vaste, belle, comme était mon âme aux premières années de la vie, au sortir de l’adolescence. Celle-là, pour moi, fut un sceau de fatalité éternelle, un arrêt de mort. Mais cela demanderait de plus longs développements et une sorte de récit de ma jeunesse. Je te le ferai quelque jour.

Quand tu commences à t’endormir, pense à moi ; pense à cette heure de minuit où les étoiles étaient si blanches, l’air si doucement humide, les allées si sombres ; pense à cette route sablée, bordée de thym et d’arbrisseaux, que nous avons parcourue ensemble cent fois dans une demi-heure, et dans laquelle nous avons échangé de si tristes confidences, de si saintes promesses ! À cette heure-là, dors tranquille, après m’avoir envoyé une bénédiction et un adieu. Moi, je t’écrirai pendant ce temps, et je n’aurai pas perdu ces entretiens de minuit dont tu me prives, bon cœur fatigué, mais que tu me rendras quelques jours encore, avant que je parte pour toujours !

Samedi.

Oui, j’avais alors une étrange illusion, verte comme ma jeunesse, virile comme ma tournure d’esprit et mes habitudes. Il serait long de dire tout l’avenir qu’elle embrassait, mais elle était résumable en ce peu de mots : — Pour obtenir justice en ce monde comme en l’autre, il ne s’agit que d’être un vrai juste soi-même.

Ce n’était pas tant là un système qu’une conviction. Je savais bien qu’il y avait des âmes honnêtes et pures que les hommes méconnaissaient et que la Providence semblait abandonner. Même dans le petit horizon où je vivais, j’en comptais plusieurs ; mais je me faisais de ce mot de juste tout un monde moral, et dans mon cerveau, alors tout farci de Bible, d’histoire, de poésie et de philosophie, j’en avais