nous élever au-dessus de nous-mêmes. Nos camarades en concluent que nous sommes usés, lui par habitude de railler, moi, par celle de douter. Pour lui, je te réponds que son cœur est encore fervent, jeune et brave comme à vingt ans. C’est l’homme qui a le plus laborieusement travaillé à s’assurer un bien-être modeste, fait à sa guise ; et c’est pourtant celui qui fait le moins cas de la vie. Il me disait l’autre jour : J’irais et j’irai ! — Je ne suis pas sensuel ; que m’importe de dormir sur une natte, sur un pavé ou dans trois planches ?
Quant à moi, peut-être !… je ne sais. Tu as cru surprendre un grand secret en moi, l’autre jour, pendant que tu lisais ce récit de la mort de tes frères. J’ai été mal à l’aise tout le temps du dîner, parce que mon silence et ma pétrification, à côté de l’enthousiasme du Gaulois, me faisaient rougir devant toi. — Mais cette larme que tu as aperçue et dont tu tires un si grand indice de chaleur intérieure, sache bien que ce n’est pas autre chose qu’une amère et profonde jalousie que j’ai raison de bien cacher, et qui, dans cet instant-là, me fit véhémentement détester mon sort, mon inaction présente, mon impuissance, et ma vie passée à ne rien faire. Tu peux les aimer et pleurer de tendresse sur ces hommes-là, Éverard, tu es l’un d’eux ; moi, je suis un poëte, c’est-à-dire une femmelette. Dans une révolution, tu auras pour but la liberté du genre humain ; moi, je n’en aurai pas d’autre que de me faire tuer, afin d’en finir avec moi-même, et d’avoir, pour la première fois de ma vie, servi à quelque chose, ne fût-ce qu’à élever une barricade de la hauteur d’un cadavre.
Bah ! qu’est-ce que je dis là ? Ne crois pas que je sois triste et que je me soucie de la gloire plus que d’un de mes cheveux. Tu sais ce que je t’ai dit ; j’ai trop vécu ; je n’ai rien fait de bon. Quelqu’un veut-il de ma vie présente et future ? pourvu qu’on la mette au service d’une idée et non d’une passion, au service de la vérité et non à celui d’un