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Page:Sand - Lettres d un voyageur.djvu/264

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obéit à l’impulsion de ces leviers qu’une main invisible met en mouvement. C’est contre cette classe impotente et stupide, contre cette vase dormante qui se laisse remuer et creuser, produisant tout ce qu’on y plante, sans savoir pourquoi, sans demander quelle racine vénéneuse ou salutaire on enfonce dans ses flancs gras et inertes, c’est contre ces forêts de têtes de chardon que le vent penche et relève à son gré, que je m’indigne, moi qui veux rester dans la foule et qui ne peux supporter son poids, son murmure et son ineptie. C’est contre ces moutons à deux pieds qui contemplent les hommes d’État dans une lourde stupéfaction, et, s’étonnant de se voir tondre si lestement, se regardent et se disent : « Voilà de fiers hommes ! et que nous voilà bien tondus ! » Ô butors ! vos pourceaux crient et ne s’amusent pas à admirer les ciseaux qui les châtrent.

On ouvrit une fenêtre : c’était celle du prince. — Depuis quand les cadavres ont-ils chaud ? dit mon ami en baissant la voix ; depuis quand les marbres ont-ils besoin de respirer l’air du soir ? Quelles sont ces deux têtes blanches qui s’avancent et se penchent comme pour regarder la lune ? Ces deux vieillards, c’est le prince et son… comment dirai-je ? car je ne profanerai pas le nom d’ami dont se targue M. de M… devant les serviteurs et les subalternes. C’est un titre d’ailleurs qu’il ne se permettrait pas sans doute de prendre en présence du maître : car celui-ci doit sourire à tous les mots qui représentent des sentiments. Pour me servir d’un terme de leur métier, je dirai que M. de M… est l’attaché du prince, quoique ses fonctions auprès de lui se bornent à admirer et à écrire sur un album tous les mots qui sortent depuis quarante ans de cette bouche incomparable. En voici un que je t’offre pour exemple, et qu’il faudra commenter dans le rôle que nous jouerons, si tu veux, au carnaval prochain, entre deux paravents, avec une toilette convenable, un maintien grave, des bâtons dans nos manches et des planches dans le dos, pour empêcher tout mouvement