Page:Sand - Lettres d un voyageur.djvu/302

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bouteille, et nous trinquons avec un flegme britannique, quand tout à coup nous nous voyons à trois lignes du précipice. L’automédon mouillé, et de très-méchante humeur, s’est aperçu de sa méprise. Il a voulu retourner sur ses pas, le chemin est trop étroit. Le cheval refuse de se casser le cou ; c’est donc au char de subir toutes les conséquences de sa conformation incommode et de l’ankylose de ses ressorts. La difficulté de l’entreprise décourage le guide. Il nous laisse une roue dans l’abîme, et le verre à la main, fort empêchés de descendre, encore plus empêchés de demeurer.

Heureusement nous rions aux éclats, et jamais on ne se tue en riant. Nous trouvons moyen de sortir de la boîte de cuir, nous soulevons le véhicule, nous portons le cheval, nous rossons le cocher, et j’en suis quitte pour un verre de vin répandu tout entier dans la poche de ma blouse.

Enfin, nous rentrons dans le ravin, non pas perpendiculairement, comme nous en étions menacés, mais par un joli chemin couvert de fleurs sauvages, toutes brillantes de pluie, et bordé d’un ruisseau qui devient torrent et grossit de minute en minute. La pluie fouette les sapins échevelés ; des nuages courent sur les flancs de la gorge ; le brouillard enveloppe les cimes ; et par mille angles du sentier qui serpente au sein des noires forêts, nous pénétrons dans une région vraiment sublime de tristesse.

Pas une figure humaine, pas un toit de chalet. Deux remparts à pic, couverts d’arbres vivaces qui semblant croître sur la tête les uns des autres, nous pressent, nous étreignent, et semblent, par leurs détours multipliés, nous pousser et nous enfermer dans d’inextricables solitudes.

J’ai vu beaucoup de sites plus grandioses, je n’en ai guère vu de plus austères. Les plus belles veines des Alpes, des Pyrénées et des Apennins ne produisent pas une végétation plus robuste et plus imposante ; nulle part je n’ai vu d’aussi belles forêts de sapins gigantesques, élancés, fiers, touffus, et par leur nombre et par leur situation escarpée, semblant