Page:Sand - Lettres d un voyageur.djvu/311

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— Mais ne peut-on adresser le même reproche à votre Suisse ? lui dis-je.

— Hélas ! qui vous en empêche ? reprit-il.

— Cette Suisse qui feint de prendre une attitude fière, dit Franz, et qui, tandis que plusieurs milliers d’Anglais y étalent leur oisiveté, chasse les réfugiés de son territoire ! cette république qui s’unit aux monarchies pour traquer comme des bêtes fauves les martyrs de la cause républicaine !…

Un roulement de tambour nous interrompit.

— Quel est ce bruit belliqueux ? dit Arabella.

— C’est la gelée qui commence, et le tambour qui l’annonça aux habitants de la vallée, afin qu’ils allument des feux auprès des pommes de terre.

La pomme de terre est l’unique richesse de cette partie de la Savoie. Les paysans pensent qu’en établissant une couche de fumée sur la région moyenne des montagnes, ils interceptent l’air des régions supérieures et préservent de son atteinte le fond des gorges. J’ignore s’ils font bien. Si je voyageais aux frais d’un gouvernement, d’une société savante ou seulement d’un journal, j’apprendrais cela, et bien d’autres choses encore, que je risque fort de ne savoir jamais mieux que la plupart de ceux qui en parlent et en décident. Ce que je sais, c’est que cette ligne de feux, établie comme des signaux tout le long du ravin, m’offrit, au milieu de la nuit, un spectacle magnifique. Ils perçaient de taches rouges et de colonnes de fumée noire le rideau de vapeur d’argent où la vallée était entièrement plongée et perdue. Au-dessus des feux, au-dessus de la fumée et de la brume, la chaîne du Mont-Blanc montrait une de ses dernières ceintures granitiques, noire comme l’encre et couronnée de neige. Ces plans fantastiques du tableau semblaient nager dans le vide. Sur quelques cimes que le vent avait balayées, apparaissaient, dans un firmament pur et froid, de larges étoiles. Ces pics de montagnes, élevant dans l’éther un horizon noir et resserré, faisaient paraître les astres