Page:Sand - Mademoiselle La Quintinie.djvu/127

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éternel pèsera sur mon âme en ce monde, peut-être un éternel châtiment dans l’autre.

Lucie, vous êtes toute préparée pour ce que j’ai à vous dire ; vous avez vu clair, la vraie religion est perdue, personne ne croit plus, chacun l’interprète à sa manière, il n’y a plus d’orthodoxie. Les catholiques se sont faits protestants à leur insu, beaucoup se sont faits juifs tout en criant contre les juifs, moins âpres dans leur cupidité que ne le sont ces prétendus chrétiens. Le mal est partout, il ne connaît même plus cette contrainte de l’hypocrisie dont on disait qu’elle était un hommage rendu à la vertu. Non, en fait d’hypocrites, il n’y a plus que quelques pauvres pères de famille ou quelques pauvres prêtres qui ont besoin de la protection du clergé ou qui redoutent sa censure ; mais ce monde imprudent qui encombre les églises, ces femmes dépravées qui assiégent le confessionnal, ces personnages qui se courbent en ricanant devant les autels, croyez bien que je les connais mieux que vous, car je suis un homme pratique, moi, et j’ai beaucoup pratiqué le monde depuis que nous nous sommes perdus de vue. Vous les flattez en les supposant hypocrites : ils ne sont même pas cela. Ils sont cyniques, voilà tout ; ils ne croient à rien, ils ne respectent rien. La religion est un manteau, non pour cacher leurs vices, ils ne se donnent pas tant de peine, mais pour les couvrir d’une insolente impunité !

Êtes-vous contente, Lucie, et n’ai-je point assez abondé dans votre sens ? À présent, écoutez-moi, et vous verrez si plus que vous je tolère l’intrigue mondaine, si plus que vous je fais grâce au mensonge.

Vous ne savez peut-être pas mon âge, Lucie. Vous ne vous êtes jamais demandé probablement si mon visage était plus jeune ou plus vieux que moi. J’ai cinquante ans, et certaines années de ma vie ont compté double.