Page:Sand - Monsieur Sylvestre.djvu/234

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vous ! il y a un idéal… Ai-je un idéal, moi qui connais si peu de gens et qui ai presque toujours vécu seule ? Non ! Je ne saurais dire comment serait l’homme que je pourrais aimer ; je sais seulement que M. Nuñez n’est pas cet homme-là. Je me consulte, je me raisonne, rien n’y fait. D’abord je n’aime pas les juifs. N’allez pas croire que j’aie d’antiques préjugés. Je n’aime pas les Anglais non plus, et je ne sais pas pourquoi. Je crois que ces gens trop pratiques me ressemblent trop, car j’ai toujours été forcée de pratiquer une raison au-dessus de mon âge, et je ne peux pas dire que cela m’ait rendue heureuse. Si je devais l’être, ce serait précisément dans la société de gens poétiques et romanesques comme je le suis dans une certaine région bien mystérieuse de ma pensée ; mais il n’est pas permis à tout le monde d’aller à Corinthe ! Je suis clouée au terre-à-terre, j’y marche sans langueur et sans avoir la prétention d’être faite pour quelque chose de mieux. J’ai mon Corinthe dans un coin de la cervelle, et, quand j’ai fini ma journée de labeur et de raison, je me promène en rêve dans la ville enchantée. Je ne saurais vous dire si elle est d’or ou de pierre, et si ses habitants sont bruns ou blonds ; mais personne n’y travaille, personne n’y amasse de richesses, tout le monde y jouit du présent et s’y adonne à la contemplation du beau. Si on y parle de l’avenir, ce n’est pas pour savoir quelle figure on y fera, mais quel mérite on y aura acquis. Eh bien, il n’y a rien de corinthien dans les préoccupations de cette brave famille Nuñez. Ils sont artistes à leur manière, c’est-à-dire à leurs heures, et ils passent du calcul à l’enthousiasme avec une facilité qui me confond. Moi, ce n’est pas sans une secrète souffrance que je me