Page:Sand - Monsieur Sylvestre.djvu/238

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celui que je pourrais faire en ce moment. Je laisse donc échapper une occasion unique dans ma vie sous certains rapports, et, comme je ne peux logiquement prétendre à un riche mariage, si j’élève une famille, ce sera avec toutes les anxiétés, toutes les fatigues, tous les périls de la pauvreté.

Hélas ! oui, je sais bien : si j’écoute mes instincts, si je consulte mes goûts, j’aurai un sort plus que modeste, et ma famille viendra augmenter le chiffre des austères nécessiteux ou des ambitieux éconduits de cette société déjà si pleine de misères cachées ou d’aspirations inquiètes. Devant ce danger, l’amour d’un honnête homme pauvre me paraîtra peut-être un acte de générosité que je n’oserai pas accepter. Peut-être m’abstiendrai-je de vivre, par crainte de gâter la vie d’un autre. Vivre seule ou vivre dans la douleur et l’effroi, voilà mon avenir.

M. Nuñez, à qui j’ai dit franchement tout ce que je vous ai dit à vous-même, ne manque pas d’arguments pour m’amener à ses vues, arguments auxquels je ne sais que répondre. Il y met une grande obstination, et je ne puis m’en fâcher, car, en réalité, si c’est une manière de me faire la cour, elle ne ressemble en rien à une tentative de séduction. Il ne cherche pas à surprendre mon imagination ni à émouvoir ma sensibilité par des phrases de roman ou de drame. Il raisonne, il plaide, il dit tout ce qu’on peut dire de plus sage pour me convaincre, et il y a des moments où je me demande si je ne suis pas une folle de rêver autre chose que la solution du bon sens ; mais, l’instant d’après, je reprends possession de mon idéal inconnu, et cette chimère d’un bonheur probablement irréalisable me berce comme une eau qui chante, et m’em-