Page:Sand - Nouvelles (1867).djvu/37

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ments de puissance sublime et de fascination irrésistible, où il prenait tout ce public rétif et ingrat dans son regard et dans sa parole, comme dans le creux de sa main, et le forçait d’applaudir et de frissonner. Cela était rare, parce que l’on ne change pas subitement tout l’esprit d’un siècle ; mais, quand cela arrivait, les applaudissements étaient frénétiques : il semblait que, subjugués alors par son génie, les Parisiens voulussent expier toutes leurs injustices. Moi, je croyais plutôt que cet homme avait par instants une puissance surnaturelle, et que ses plus amers contempteurs se sentaient entraînés à le faire triompher malgré eux. En vérité, dans ces moments-là, la salle de la Comédie-Française semblait frappée de délire, et, en sortant, on se regardait tout étonné d’avoir applaudi Lélio. Pour moi, je me livrais alors à mon émotion : je criais, je pleurais, je le nommais avec passion, je l’appelais avec folie ; ma faible voix se perdait heureusement dans le grand orage qui éclatait autour de moi.

» D’autres fois, on le sifflait dans des situations où il me semblait sublime, et je quittais le spectacle avec rage. Ces jours-là étaient les plus dangereux pour moi. J’étais violemment tentée d’aller le trouver, de pleurer avec lui, de maudire le siècle et de le consoler en lui offrant mon enthousiasme et mon amour.

» Un soir que je sortais par le passage dérobé où j’étais admise, je vis passer rapidement devant moi un homme petit et maigre qui se dirigeait vers la rue. Un machiniste lui ôta son chapeau en lui disant :

» — Bonsoir, monsieur Lélio.

» Aussitôt, avide de regarder de près cet homme extraordinaire, je m’élance sur ses traces, je traverse la rue, et, sans me soucier du danger auquel je m’expose, j’entre avec lui dans un café. Heureusement, c’était un