Page:Sand - Questions d’art et de littérature, 1878.djvu/321

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On ne doit point se courroucer contre les emportements de la fantaisie, et pourtant, dans Salammbô, il en est un que je regrette. L’épisode est aussi magnifiquement raconté que tous les autres, mais il trahit trop la fantaisie, qui, jusque-là, profondément habile, s’était fait accepter comme une réalité victorieuse de toute invraisemblance ; je veux parler du Défilé de la Hache, où nous quittons la couleur de l’histoire pour entrer dans le conte oriental à pleines voiles. Nous avons accepté le siége de Carthage et la rapidité de ces travaux de géants intra et extra muros. Mais ici on nous met aux prises avec la nature, et la nature ne se prête point aux suppositions. Il n’y a pas de sites inaccessibles à quarante mille hommes qui ont tous des armes pour entailler la roche quelle qu’elle soit, des cordes probablement pour leurs chariots, ou tout au moins des animaux dont la peau peut faire des courroies, mille engins pour fabriquer des crampons, enfin les simples moyens que quelques pauvres savants, aidés de quelques hardis montagnards, ont employés de tout temps pour escalader les sommets les plus effrayants de la terre, pour descendre ou remonter des abîmes encore vierges de pas humains. Ces quarante mille mercenaires, restes de l’armée qui déployait naguère tant d’audace et de prodigieuse invention pour prendre Carthage, sont démoralisés ici pour les besoins de la cause, car ils le sont au delà de tout raisonnement. Hamilcar, qui ne daigne pas les écraser d’en haut, qui les sait trop stupides pour se creuser des escaliers dans une paroi quelconque du précipice, devient lui-même complétement fantastique et légendaire. C’est bien dans la couleur du temps où l’on racontait qu’Annibal perçait les roches avec du