Page:Sand - Questions d’art et de littérature, 1878.djvu/410

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qui, bon ou mauvais, l’emporte presque toujours dans la vie, dans la société, dans l’histoire. Ce qui est sage, prudent, logique, nous le comprenons tous, et tous nous nous proposons de n’en pas sortir. Une passion bonne ou mauvaise souffle sur nos dignes résolutions : et ce souffle de tempête en fait de la cendre. La raison d’État nous criait : « Ne fais pas cette guerre ». Mais on a offensé notre orgueil national, et le sentiment national nous fait courir aux armes. La raison individuelle nous disait : « Ne fais pas cette dépense. » Mais la charité ou l’amour de l’art, le sentiment de l’ostentation, ou de l’admiration, ou de la bonté ont parlé plus haut que la prudence. « Je n’épouserai jamais une veuve ! » Elle passe, elle est belle, elle me plaît, je l’aime, je l’épouse. J’ai amassé des trésors en surmontant toutes mes passions. Un beau matin, je deviens joueur ou libertin — ou mieux encore ; l’amour de l’or est revenu passion en moi : je veux tripler ma fortune dont la raison m’ordonnait de me contenter, — je spécule, je risque tout, je me ruine. — En vérité, je vois bien que la raison gouverne nos esprits ; mais je vois qu’à tous les instants de la vie notre conduite lui échappe, et que si le sentiment nous a précipités dans mille désastres et dans mille folies, lui seul nous a fait faire les grandes choses qui marquent les victorieuses phases de la civilisation. Donc, madame Aubray, c’est la lutte de ce qui constitue notre propre nature à tous. Ce n’est pas un problème social soulevé pour le plaisir du paradoxe, c’est une étude des deux forces qui se combattent en nous : le doute éclairé d’en bas et l’espérance éclairée d’en haut. Ôtez-nous un de ces éléments, nous n’existons plus, nous n’imaginons plus. Le chimiste ne tentera aucune expérience, ou il n’en