Page:Sand - Questions d’art et de littérature, 1878.djvu/436

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à vous donner la nouvelle de ce triomphe. Je le crois bien que je le veux ! Que cette lettre vous porte donc, cher absent, l’écho de cette belle soirée.

Cette soirée m’en a rappelé une autre, non moins belle. Vous ne savez pas que j’assistais à la première représentation de Lucrèce Borgia, — il y a aujourd’hui, me dit-on, trente-sept ans, jour pour jour ?

Je me souviens que j’étais au balcon, et le hasard m’avait placée à côté de Bocage, que je voyais ce jour-là pour la première fois. Nous étions, lui et moi, des étrangers l’un pour l’autre : l’enthousiasme commun nous fit amis. Nous applaudissions ensemble ; nous disions ensemble : « Est-ce beau ! » Dans les entr’actes, nous ne pouvions nous empêcher de nous parler, de nous extasier, de nous rappeler réciproquement tel passage ou telle scène.

Il y avait alors dans les esprits une conviction et une passion littéraires qui tout de suite vous donnaient la même âme et créaient comme une fraternité de l’art. À la fin du drame, quand le rideau se baissa sur le cri tragique : « Je suis ta mère ! » Nos mains furent vite l’une dans l’autre. Elles y sont restées jusqu’à la mort de ce grand artiste, de ce cher ami.

J’ai revu aujourd’hui Lucrèce Borgia, telle que je l’ai vue alors. Le drame n’a pas vieilli d’un jour ; il n’a pas un pli, pas une ride. Cette belle forme, aussi nette et aussi ferme que du marbre de Paros, est restée absolument intacte et pure.

Et puis, vous avez touché là, vous avez exprimé là avec votre incomparable magie le sentiment qui nous prend le plus aux entrailles ; vous avez incarné et réalisé « la mère ». C’est éternel comme le cœur.

Lucrèce Borgia est peut-être, dans tout votre théâ-