Page:Sand - Theatre complet 4.djvu/129

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tir du tronc d’un arbre pour marier tout le monde, et quelques-uns le plus mal possible : la douce Audrey avec le grivois Touchstone, et la dévouée Célia avec le détestable Olivier.

Il a plu à Shakspeare de procéder ainsi, et bien certainement, pour les esprits sérieux comme pour les enthousiastes sans restriction (eux seuls sont peut-être les juges équitables d’un génie de cette taille), l’arrangement que je me permets n’est qu’un inutile dérangement. Je ne me fais pas d’illusion sur le peu de valeur de tout replâtrage de ce genre, et j’aurais souhaité de ne pas être obligé de m’en servir. Mais, ne pouvant rendre par la traduction mot à mot, qui ne donne pas dans notre langue moderne la vraie couleur du maître, les beautés de cette ravissante et traînante vision, j’ai dû, je crois, rendre au moins le petit poëme qui la traverse accessible à la raison, cette raison française dont nous sommes si vains et qui nous prive de tant d’originalités non moins précieuses. Quoi qu’il en soit, j’ai pu sauver les plus belles parties de l’œuvre d’un oubli complet, et saisir au vol cette magistrale figure de Jacques, si sobrement esquissée, cet Alceste de la renaissance, qui est venu murmurer quelques douloureuses paroles à l’oreille de Shakspeare avant de venir révéler toute sa souffrance à l’oreille de Molière. J’avais tendrement aimé ce Jacques, moins vivant et moins poétique que notre misanthrope. J’ai pris la liberté grande de le ramener à l’amour, m’imaginant voir en lui le même personnage qui a fui Célimène, pour vivre au fond des forêts, et trouve là une Célie digne de guérir sa blessure. C’est là mon roman, à moi, dans le roman de Shakspeare, et, en tant que roman, il n’est pas plus invraisemblable que la conversion subite du traître Olivier. Mais qu’on le blâme si l’on veut : j’en fais bien bon marché. Si, quant au reste, j’ai pu donner une idée de cette naïve pastorale mêlée de philosophie, de gaieté, de poésie, d’héroïsme et d’amour, j’aurai rempli mon but, qui était de prouver ce que je vous ai dit au commencement de cette lettre : à savoir, que travailler exclusivement à sur-