Page:Sand - Theatre de Nohant.djvu/15

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divagation, qui n’a de charme que quand on en perd soi-même le commencement et la fin. Je vous raconte seulement où et comment m’est venue confusément l’idée de faire agir et parler un de ces esprits dont j’enviais la vie mystérieuse et l’ineffable liberté.

Et, en quittant ces menhirs naturels, ce Carnac maritime, je voyais les pêcheurs amarrer leurs barques et réparer leurs agrès d’un air absorbé. Ils n’entendaient pas un mot de français, et ne se parlaient pas non plus entre eux dans leur dialecte. Sombres et rêveurs, ils semblaient écouter les menaces ou les promesses des esprits de la plage ; mais, quand ils remontèrent vers leurs cabanes, pittoresquement semées le long de l’abîme, ils échangèrent avec animation des paroles bruyantes, comme s’ils se félicitaient d’avoir échappé aux embûches des mauvais génies. Leurs voix se perdirent dans l’éloignement, la mer continua son éternel monologue, et je restai à l’écouter, en proie à cette fascination à la fois pénible et délicieuse qu’elle exerce et qu’elle n’explique pas.

Je pensais bien ne jamais avoir à noter ces impressions fugitives, au milieu de tant d’autres plus faciles à définir ; mais le hasard m’en fit retrouver quelque chose, un des jours du mois dernier, en essayant d’écrire une légende dialoguée pour quatre personnages de notre connaissance. Le drac oublié m’apparut comme dans un rêve, et je ne voulus pas reculer devant le contraste d’un fantastique échevelé et d’une réalité un peu brutale. Ce n’était pas l’histoire qu’on m’avait racontée, mais c’était l’image flottante dont j’avais vu le cadre saisissant. J’entendais passer les voix rauques des bateliers au milieu du chant ininterrompu de la mer harmonieuse. Je revoyais ces hommes rudes et incultes dont l’esprit conserve des poésies étranges, et j’écrivis sans crainte et sans scrupule une rêverie qui ne devait être soumise à aucune critique officielle.

Une mise en scène gracieuse, un joli décor et quatre interprètes intelligents et confiants ont donné un corps à cette fantaisie dépourvue de toute prétention à la couleur locale et