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LE PICCININO.

juste titre un esprit si compliqué et un caractère si difficile à définir. Il fit le reste de la route sans en avoir conscience, car ils suivaient alors un chemin facile et sûr ; et, lorsqu’ils arrivèrent au parc de Palmarosa, il tressaillit de surprise à l’idée de se trouver sitôt en présence de la princesse Agathe.

Alors tout ce qui lui était arrivé pendant et après le bal repassa dans sa mémoire comme une suite de rêves étranges. Une émotion délicieuse le gagna, et il ne se sentit plus ni très-courroucé ni très-effrayé des prétentions de son compagnon de voyage, en résumant celles qu’il caressait lui-même.

XXVI.

AGATHE.

Michel ouvrit lui-même la petite porte à laquelle aboutissait le sentier qu’ils avaient suivi, et, après avoir traversé le parc en biais, il se trouva au pied de l’escalier de laves qui gravissait le rocher. Le lecteur n’a pas oublié que le palais de Palmarosa était adossé à une colline escarpée, et formait trois édifices distincts, qui montaient, pour ainsi dire à reculons, sur cette montagne ; que l’étage le plus élevé, appelé le Casino, offrant plus de solitude et de fraîcheur que les autres, était habité, suivant l’usage de tout le pays, par la personne la plus distinguée de la maison ; c’est-à-dire que les appartements de maître donnaient de plain-pied sur la cime du rocher, formant là un jardin peu étendu, mais ravissant, à une grande élévation, et sur la partie opposée au fronton de la façade. C’est là que la princesse vivait retirée comme dans un ermitage splendide, n’ayant pas besoin de descendre l’escalier de son palais, ni d’être vue de ses serviteurs pour se donner le plaisir de la promenade.

Michel avait déjà vu ce sanctuaire, mais très à la hâte, comme on sait, et, lorsqu’il s’y était assis, durant le bal, avec Magnani, il était si agité et parlait d’une manière si animée, qu’il n’en avait pas observé la disposition et les abords.

En s’y introduisant par l’escarpement du rocher avec le Piccinino, il se rendit mieux compte de la situation de ce belvédère, et remarqua qu’il était taillé dans un style si hardi, que c’était, en fait, une petite forteresse : l’escalier creusé dans le roc offrait un moyen de sortie plus qu’une entrée ; car il était si serré entre deux murailles de laves, et si rapide, que la main d’une femme eût suffi pour repousser et précipiter un visiteur indiscret ou dangereux. En outre, il y avait, à la dernière marche de cette échelle, sans transition de la moindre plate-forme, une petite grille dorée d’une étroitesse et d’une hauteur singulière, enchâssée entre deux légères colonnes de marbre, lisses comme des mâts. À droite et à gauche, la partie extérieure de chaque pilier était le précipice à pic, couronné seulement de ces lourds enroulements de fer dans le goût du dix-septième siècle, qui ressemblent à des dragons fantastiques, hérissés de dards sur toute leur circonférence ; ornement à deux fins qu’il est malaisé de franchir quand on n’a aucun point d’appui et un précipice sous les pieds.

Cette espèce de fortification n’était pas inutile dans un pays où les brigands de la montagne s’aventurent dans la vallée et dans la plaine, jusqu’aux portes des cités. Michel les examina avec la satisfaction d’un amant jaloux ; mais le Piccinino les regarda d’un air de mépris, et se permit même de dire, en montant l’escalier, que c’était une citadelle de bonbon, qui ferait grand effet dans un dessert.

Michel sonna le nombre de coups convenu, et immédiatement la porte s’ouvrit. Une femme voilée était là toute prête, attendant avec impatience. Elle saisit, dans l’obscurité, la main de Michel, au moment où il entrait, et, dans cette douce étreinte, le jeune artiste, reconnaissant la princesse Agathe, trembla et perdit la tête, si bien que le Piccinino, qui ne la perdait point, retira la clé que Michel, tout en sonnant pour avertir, avait placée dans la serrure. Le bandit la mit dans sa ceinture en refermant la grille, et, lorsque Michel s’avisa de cet oubli, il n’était plus temps de le réparer. Ils étaient entrés tous les trois dans le boudoir de la princesse, et ce n’était point le moment de chercher querelle à un homme aussi dépourvu de timidité que l’était le fils du Destatore.

Agathe était avertie et aussi bien renseignée que possible sur le caractère et les habitudes de l’homme avec lequel il lui fallait entrer en relations ; elle était trop de son pays pour avoir des préjugés sérieux contre la profession de bandit, et elle était résolue à faire les plus grands sacrifices d’argent pour s’assurer les services du Piccinino. Néanmoins elle éprouva en le voyant une émotion fâcheuse qu’elle eut bien de la peine à lui cacher ; et, lorsqu’il lui baisa la main en la regardant avec ses yeux hardis et railleurs, elle fut saisie d’un malaise douloureux, et sa figure s’altéra sensiblement, quoiqu’elle sût se maintenir avenante et polie.

Elle savait que la première précaution à observer, c’était de flatter la secrète vanité de l’aventurier, en lui témoignant beaucoup d’égards, et en lui donnant du capitaine à discrétion. Elle ne manqua donc pas de lui conférer ce titre, en le faisant asseoir à sa droite, tandis qu’elle traita Michel avec une bienveillance plus familière en lui désignant un siége quasi derrière elle, près du dossier de son lit de repos. Là, penchée vers lui sans le regarder, et appuyant son coude tout près de son épaule, comme pour être prête à l’avertir par des mouvements fortuits en apparence, elle voulut entrer en matière.

Mais le Piccinino, remarquant cet essai de connivence, et se trouvant apparemment trop loin d’elle, quitta son fauteuil, et vint, sans façon, s’asseoir à ses côtés sur le sofa.

En ce moment, le marquis de la Serra, qui attendait probablement, dans une pièce voisine, que la conversation fût engagée, entra sans bruit, salua le bandit avec une politesse silencieuse, et alla s’asseoir auprès de Michel, après lui avoir serré la main. Michel se sentit rassuré par la présence de celui qu’il ne pouvait s’empêcher de considérer comme son rival. Il s’était déjà demandé s’il ne serait pas tenté bientôt de jeter le Piccinino par les fenêtres ; et, comme cette vivacité aurait bien pu avoir quelque grave inconvénient, il espéra que le bandit, contenu par la figure grave et le personnage sérieux du marquis, n’oserait pas sortir des bornes de la convenance.

Le Piccinino savait fort bien qu’il ne courait aucun risque d’être trahi par M. de la Serra ; même il lui plut de voir ce noble seigneur lui donner des gages de l’alliance qu’on faisait avec lui, et dans laquelle, nécessairement, le marquis allait se trouver engagé.

« M. de la Serra est donc aussi mon ami et mon complice ? dit-il à Agathe d’un ton de reproche.

― Signor Carmelo, répondit le marquis, vous n’ignorez pas, sans doute, que j’étais le proche parent du prince de Castro-Reale, et que, par conséquent, je suis le vôtre. J’étais bien jeune encore lorsque le vrai nom du Destatore fut découvert enfin par la police de Catane, et vous n’ignorez peut-être pas non plus que je rendis alors au proscrit d’importants services.

― Je connais assez bien l’histoire de mon père, répondit le jeune bandit, et il me suffit de savoir que M. de la Serra reporte sur moi la bienveillance qu’il lui accordait. »

Satisfait dans sa vanité, et bien résolu à ne pas jouer un rôle ridicule, bien décidé aussi à faire plier autour de lui toutes les volontés, le Piccinino voulut le faire avec esprit et bon goût. Il s’arrangea donc bien vite, sur le sofa, une attitude à la fois convenable et gracieuse, et donna à son regard insolent et lascif une expression d’intérêt bienveillant et presque respectueux.

La princesse rompit la glace la première, et lui exposa l’affaire laconiquement, à peu près dans les mêmes termes dont Fra-Angelo s’était servi pour faire sortir le jeune loup de sa tanière. Le Piccinino écouta cet exposé, et rien ne trahit, sur sa figure, la profonde incrédulité qu’il apportait dans son attention.

Mais, lorsque la princesse eut fini, il renouvela avec aplomb sa question sine qua non, du testament, et dé-