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écrivait des lettres. Un autre lisait. D’autres étaient assis près du pianiste. Je m’étais allongé sur mon lit.

Charme ineffable et souverain de la musique ! Plus d’une fois on a admiré sa puissance et maint poète a célébré la volupté de ces regrets éperdus qu’une phrase en mineur prolonge au cœur humain. Mais comment exprimer l’émotion que peut susciter une page de Chopin, — car c’est du Chopin que j’entendis, puis du Grieg, — dans l’âme douloureuse d’un exilé dont la chair souffre encore et dont la sensibilité saigne de désespoir et d’impuissance ?

Une tristesse pesait sur la chambre. Nul ne disait plus rien. Le pianiste la sentait comme nous. Il comprenait. Il se tut. Puis, tout à coup, pour chasser les ombres mauvaises, il attaqua brutalement des airs de bastringue, fantaisies de Tabarin et tapages du Moulin de la Galette, toutes les rengaines des dernières années. Tout le Paris nocturne de la bamboche bondissait hors de la caisse sonore. Ô souvenirs atroces ! Des courtisanes dansent, les plus belles du monde. Des adolescents sourient. Des barbons sont en bonne fortune. Le champagne dore les coupes. On mange des écrevisses d’un air dégoûté. Et, dans un coin du Monico, je me revois, tel soir ou plutôt tel matin aux lumières, à côté d’une jolie fille quelconque, en face d’un ami, mon meilleur ami, avec qui je discute gravement de questions de politique étrangère et du péril allemand, tandis que la jolie fille bâille… Mais, ce soir, j’ai envie de pleurer, comme une femme.

À 10 heures ½, extinction des feux. Elle se fait automatiquement. Nous n’avons pas à nous en occuper,