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LA TOUR DE LA LANTERNE.

Chaque jour de grand marché, c’est-à-dire jour de Bourse, il y venait en plus un personnage d’allures et de mise étranges.

C’était un grand vieillard sec, à la figure toujours mal rasée, aux aristocratiques mains sales, aux ongles noirs, et dont la tenue tenait du citadin et du paysan. Il portait, été comme hiver, un chapeau haut de forme gris, dont les poils longs n’étaient jamais brossés. Son habit couleur bleu-barbeau, retenu par de massifs boutons de cuivre, s’ouvrait sur un gilet à palmes. Ses jambes étaient emprisonnées dans des guêtres, boutonnées à la mode ancienne, et ses pieds dans des sabots de bois jauni.

L’anse d’un immuable panier à couvercle était passée à son bras droit, et sa main gauche tenait toujours, quel que fût le temps, un énorme parapluie de coton bleu.

Ce bizarre personnage se nommait le baron de Beauminois. Tel quel l’association du rat de ville et du rat des champs représentée par un seul individu. Il était le fils d’un grand seigneur, et peut-être bien aussi, celui de quelque servante de ferme.

Très instruit, il venait chaque semaine à la ville, pedibus cum jambis, chercher ou commander à la librairie des livres de philosophie ou de littérature française et étrangère, car il parlait avec facilité plusieurs langues. Très pressé de feuilleter celui qu’il venait de payer, il s’installait, sans cérémonie, sur une chaise, posait son panier à terre entre ses jambes, et prenant là un sérieux acompte, dévorait pendant une heure ou deux les pages à la bonne odeur de livre neuf.

Liette le regardait toujours comme un prodige. Le supposant déguisé, elle ne se lassait pas de l’examiner, d’abord de loin, puis se rapprochant pen à peu, en arrivait même à le taquiner, afin de le faire sortir de cette immobilité qui l’ennuyait à la longue. Lui, très doux à l’enfant, souriait paternellement sans se déranger, même lorsque, par mégarde, elle envoyait sa petite balle de caoutchouc dans son panier ou sur son livre.

Le bonhomme connaissait l’histoire de Le Rochelle comme personne. Il racontait à qui voulait l’entendre les origines des premières familles de le ville et les métamorphoses successive-