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LA TOUR DE LA LANTERNE.

au contraire, de ces idées mauvaises qu’on n’avoue à personne : semences des amères déceptions, qui germent aux heures de découragement. Ainsi, elle a pu croire naïvement à la bonté et à la tendresse durables de tous ces êtres chéris par sa petite enfance, et dans l’ingénuité de son âme, elle a pensé les retrouver tels que son souvenir les avait conservés.

Folle ! ne voit-elle pas qu’ici, comme ailleurs, les hommes sont partout les mêmes : égoïstes, indifférents, dominés par le bien ou le mal, selon les circonstances ou le courant d’idées qui les agitent.

En ce moment de carnage, une pitié froide, un perpétuel soupçon d’espionnage dominent les cœurs des habitants de ce pays non envahi, et les deuils dont souffre chaque famille emprisonnent la bonté généreuse. Elle est donc accourue de l’île de Man pour constater encore et toujours la même préoccupation égoïste. Que ce soit Mrs Moore, que cè soit la tante Rivault ou le bonhomme Rouillard, tous s’inquiètent d’abord de mettre à l’abri leur responsabilité ou leur bien-être, sans s’inquiéter de sa détresse. Oh ! la maudite humanité…

Puis, tout à coup, en son âme droite et juste s’élève une protestation :

A-t-elle bien le droit de juger et de maudire, avant d’avoir retrouvé le cœur qu’elle est venue chercher ? Si celui-là lui fait défaut, s’il se dérobe, elle pourra alors se plaindre ; mais jusqu’à cette épreuve douloureuse et finale, elle ne doit pas murmurer. Est-ce que les actes de sa vie, à elle, n’ont pas été parfois en désaccord avec ses sentiments ? N’a-t-elle pas abandonné Lottie et Harris ? Harris !… cet ami incomparable, ne l’a-t-elle pas volontairement laissé inconsolable dans son profond chagrin ? Non, elle ne s’abandonnera pas encore à la défaillance et refoulera à plus tard les plaintes de son âme.

Liette en était là de mes pensées, lorsqu’un gémissement prolongé, non loin d’elle, parvint à son oreille. Elle s’arrêta, regarda de tous côtés et aperçut, à quelques pas sur le bord du chemin qu’elle suivait, un pauvre vieux couché à terre, comme une loque